L’Arizona, ou quand le travail n’a plus de sens

On peut être capable de souscrire aux constats dressés par un gouvernement, voire à certaines de ses intentions, et néanmoins penser qu’il passe à côté de son époque dans les réponses qu’il propose.

C’est le cas du gouvernement fédéral Arizona en matière de remise à l’emploi.

L’idée générale est simple comme un tweet de président de parti :  remettre tout le monde au travail.

Tout le monde y compris les chômeurs, les vieux et les malades.

Tout le monde y compris ceux qui ne veulent pas travailler – pourquoi pas, en effet.

Tout le monde y compris ceux qui ne peuvent pas travailler – cela est déjà plus problématique. 

Avec une seule injonction, répétée tel un mantra idéologique : la responsabilisation. 

Comme si tout était une question de bonne volonté. Comme si tous nos problèmes venaient de la paresse, et que les conditions macro-économiques qui gouvernent notre monde n’existaient pas.

Sur les demandeurs d’emploi la logique portée par le MR, la N-VA et les Engagés est essentiellement arithmétique : d’un côté 100.000 personnes exclues prochainement du système, comme l’exprimait avec une étrange fierté le ministre de l’emploi; de l’autre côté des milliers d’offres d’emploi – 175 000 emplois, dont de nombreux métiers en pénurie.

Dans le monde binaire de l’Arizona, qui a transformé avec succès le simplisme en marketing électoral, les choses sont simples: on coupe le robinet et ces personnes sans emploi vont par magie se transformer en enseignants en infirmières, en chauffeurs de bus, en aides boulangers, en guides touristiques, en assembleurs, électriciens, mécaniciens et soudeurs – je vous cite quelques-uns des exemples de la liste des métiers en pénurie.

Mais dans le vrai monde ce n’est pas comme ça que ça se passe. Sur ces 100.000 personnes, il y a bien sûr quelques fraudeurs ou profiteurs. Mais il y a aussi des personnes qui cherchent du travail et n’en trouvent pas, ou n’ont pas les bonnes qualifications.  

Soyons de bons comptes: il ne fait nul doute que le système devait être réformé parce qu’il ne permet pas suffisamment, dans sa forme actuelle, aux demandeurs d’emploi d’être activés. Sans doute l’Arizona va-t-il pousser quelques fraudeurs à se prendre en main – très bien. Mais avec cette même arme, aussi peu nuancée, ce gouvernement va aussi envoyer des personnes vers la précarité sans leur donner les outils pour rebondir. Il va faire exploser le taux de pauvreté avant de faire grimper le taux d’emploi. Pour une seule raison: il renonce quasi structurellement à toute politique ambitieuse en termes de formation, d’orientation et d’innovation.

L’angle mort de la politique de l’emploi Arizona porte un nom: la formation.

Certains avaient proposé qu’on fasse une exception à la limitation de chômage dans le temps pour les personnes qui choisissent de se former dans un métier en pénurie. C’est le cas de mon parti, DéFI, qui avait inscrit dans son programme l’obligation de se former après une année sans emploi – ce serait toujours une alternative intelligente au couperet pur et simple.

Or cette possibilité sera limitée au 1er janvier 2026, sauf pour les métiers en santé. Pourquoi ? Pourquoi se priver de former des gens dans les autres secteurs en pénurie ? On ne manque pas seulement de soignants dans ce pays mais aussi d’enseignants et de beaucoup d’autres fonctions.  Pourquoi se contenter du bâton sans la carotte ? Encore une fois: comment l’Arizona va-t-elle transformer des dizaines de milliers de personnes en chauffeurs de bus ?  

Même réflexion sur les personnes en arrêt de maladie.

Sur les 526 000 personnes en arrêt de maladie longue durée – chiffre gigantesque et inadmissible – , on peut sans peine rejoindre l’idée d’une responsabilisation générale, même si la manière dont seront contrôlés les médecins laisse perplexe. Il est marquant de voir que le gouvernement parie sur la bonne foi et le droit à l’erreur pour le contribuable – à raison – mais pas pour le malade ou le médecin.

Tel est le point commun entre les mesures sur les demandeurs d’emploi et sur les malades : il s’agit d’un contrat de méfiance entre le gouvernement et le citoyen. L’Arizona ne parie jamais sur la bonne foi de personne: ni des demandeurs d’emploi, ni des malades, ni des médecins, de personne. 

Sur les allocations de chômage par exemple, la presse, notamment, a pu trouver facilement une série de citoyens que ces mesures vont toucher de plein fouet et qui n’ont rien à se reprocher. Parfois des accidentés de la vie. Parfois des mères célibataires. Parfois des personnes se formant dans un métier en pénurie. Et c’est là que le bât blesse. Parce qu’une économie qui tourne, une société qui fonctionne réclame de la confiance: de la part des entreprises, des travailleurs, et du gouvernement. 

Si nous avons autant de personnes sans emploi, si nous avons un demi-million de personnes en arrêt maladie, ce n’est pas parce que nous serions un pays de fainéants! C’est parce qu’il y a une crise sur le sens du travail. C’est parce qu’un grand nombre de nos citoyens ne sont pas heureux de ce qu’ils font. A tous ceux-là, parce qu’il ne mise ni sur la formation ni sur l’orientation ni sur l’innovation, le gouvernement ne dit rien. Rien sauf: “bougez-vous et allez faire quelque chose que vous détestez, vous réfléchirez au sens de la vie quand vous serez morts.”

L’anthropologue américain David Graeber a théorisé le concept de “bullshit jobs” –  “jobs à la con” – propre à la modernité, sans plus-value qui n’auraient pas d’autre utilité que d’employer des individus. Graeber, dans une vision très à gauche, visait en réalité surtout les métiers liés au capitalisme financier. Mais son concept est utile pour interroger le manque de sens réellement ressenti par de nombreuses personnes quant à ce qu’elles font chaque jour, et qui est très certainement une cause majeure du burn out et de la dépression qui alimente une bonne partie des arrêts de maladie – un bon tiers selon les chiffres. 

Cela veut dire qu’aucun gouvernement ne résoudra la question de l’emploi, malades inclus, sans s’intéresser au sens du travail. Cela demande d’ouvrir des chantiers difficiles: formation, comme on l’a vu, mais aussi orientation, bien-être au travail, préservation de la santé mentale – autant sujets qui ne sont pas dans les cartons d’une majorité qui n’aime pas la complexité.

Envoyer des cohortes de contrôleurs et couper les robinets ramènera sans doute quelques fainéants vers l’emploi; mais cela n’aidera pas ces milliers de personnes simplement malheureuses dans ce qu’elles font et qui ne trouvent pas de plus-value dans la société. Il faut aussi pouvoir s’adresser à elles. L’Arizona ne le fera pas. 

Il nous reviendra donc de proposer une alternative qui rende ce sens à l’emploi.



Catégories :DéFI

1 réponse

  1. Le ministre Clarinval a annoncé que seuls seraient épargnés ceux qui se forment pour un métier en pénurie (soit seulement un peu plus d’un tiers des personnes en formation). Or, pour rapprocher de l’emploi des personnes peu qualifiées, la formation (et préformation comme celles touchant à l’alphabétisation, à l’apprentissage des langues, etc.) est essentielle ! Une toute récente étude de l’ONEm indique que « Toutes les dispenses mènent aux métiers en pénurie » et précise : « Premier enseignement de notre analyse, …), il n’est pas toujours indispensable de suivre un cursus de formation en lien direct avec les métiers en pénurie pour trouver du travail dans un de ces métiers. Certes, les secteurs les plus spécialisés, comme l’enseignement ou la santé, réclament des compétences particulières qui ne s’obtiennent pas en quelques semaines de formation. Mais en dehors de ces deux secteurs hautement spécifiques, beaucoup des métiers dont il est question dans cette étude peuvent être abordés de diverses façons sans prérequis nécessaire »1. En effet, continue l’étude : « Pour beaucoup de chômeurs, l’obstacle à franchir n’est pas une question de compétences spécifiques : telle personne aura besoin de passer son permis de conduire pour gagner en autonomie et solliciter, par exemple, un emploi dans l’Horeca ; telle autre, d’origine étrangère, a de l’expérience en tant que couvreur mais ne parle ni français ni néerlandais. Ces personnes, deux exemples parmi des milliers, ont bel et bien besoin d’une formation, parfois très courte, mais celle-ci ne sera pas couverte par une dispense pour métier en pénurie quand bien même l’un et l’autre trouvent ensuite un travail dans un des secteurs concernés. C’est ainsi, entre autres raisons, que plus de 50% des dispensés qui parviennent à trouver un emploi dans la construction ou l’Horeca n’ont jamais obtenu le code spécifique aux dispenses pour métiers en pénurie ».

    1 « Dispenses pour formations professionnelles et impact sur les secteurs en pénurie », Étude ONEm, 2025, p. 53

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