Ma liberté d’expression est plus grosse que la tienne

Billet radio pour la Première (RTBF), 25 septembre 2012

Connaissez-vous le syndrome de la pancarte sur la pelouse ? C’est le postulat selon lequel je vais avoir envie de marcher sur la pelouse d’un parc précisément parce que je vois une pancarte qui m’explique que je ne dois pas marcher dessus. Oui, ça a l’air un peu bête comme ça, mais il y a des lois de ce genre qui marchent à tous les coups depuis les débuts de l’humanité : « suis-moi je te fuis », « je te tiens tu me tiens par la barbichette », etc.

Résumons-nous : des fanatiques manifestent, tuent et appellent au meurtre parce qu’un prophète a été caricaturé dans un film amateur dont on commence sans rire à se demander s’il existe puisque personne ne l’a jamais vu en entier. Une demi-légende urbaine suffit donc à enflammer les rues au départ de presque rien. On le savait déjà depuis l’affaire des caricatures de 2006 : il y a une part d’esbroufe extraordinaire dans ces colères de foules manipulées par quelques excités dont la religion n’est que l’adjuvant, et qui est canalisée par la moindre étincelle réelle ou inventée pour se déverser sur ce qui est considéré comme symbole de l’impérialisme et de tout ce qui peut aller mal : l’Occident.

Or voilà donc que Charlie Hebdo, tradition contestataire oblige, en remet une couche sur le mode « faisons des caricatures sur le prophète et l’islam puisqu’on prétend nous empêcher de le faire. Et surtout faisons-le maintenant. Parce que si on ne le fait pas, on pourrait faire penser qu’on a peur ». Soyons de bon compte ; Charlie est dans son rôle en marchant sur la pelouse pour aller raturer l’écriteau, surtout si telle est l’actualité à commenter. Le droit de publier ces caricatures doit rester protégé sans ambiguïtés, tout comme le  droit de transgresser, moquer, choquer, inquiéter de manière générale.

Cela ne dispense pourtant pas, au nom de cette même liberté, d’interroger le côté infantile de cette réaction : je fais quelque chose parce qu’on veut interdire mon droit à le faire, et non parce qu’il y a une utilité réelle à le faire. Le spectacle de ce nouveau round de clash des civilisations repeint le monde aux couleurs d’une gigantesque cour de récréation : fierté contre fierté, humiliation supposée contre affirmation de liberté… Une atmosphère fleurant bon les hormones bouillonnantes de puberté où il s’agit de montrer qu’on est un homme. Je te casse la gueule, comme ça, non pas parce que j’en ai envie mais pour te prouver que je suis libre de le faire, donc que je suis plus fort ou plus courageux que toi. J’insulte ton prophète, comme ça, non parce que j’ai une envie particulière de le faire, mais parce que j’ai le droit de le faire et que je suis plus libre que toi. Et tu n’as qu’à comprendre tout seul, toi à l’autre bout du monde, toi manipulé par les barbus qui t’expliquent depuis que tu es né que tout ce qui ne va pas est de la faute du Satan occidental, tu n’as qu’à sucer de ton pouce que mon geste ne vise pas à insulter les musulmans mais à affirmer la valeur de la liberté. Et si tu ne le comprends pas, toi dont la fierté de ta religion est parfois tout ce que tu as, si tu n’es pas fichu du fond de ta misère de faire preuve d’un minimum de décentrement cartésien ou d’un zeste de phénoménologie, tu mérites de te le prendre comme une insulte. C’est de ta faute, tu n’avais qu’à délaisser spontanément le Coran pour Freud ou Simone de Beauvoir.

En réalité, ce que cette actualité irrationnelle montre, c’est qu’il y a un gouffre de perceptions entre des mondes qui s’envoient des messages sans nuance. Il est dès lors permis d’anticiper la manière dont un message va être reçu sans pour autant s’autocensurer ni se faire traiter de mauviette. Prouver que je peux insulter est-il la meilleure preuve de mon droit à insulter ? Casser la gueule à la récré est-il le meilleur moyen de me montrer fort ? Se moquer de l’islam exprès pendant que les ambassades brûlent, c’est manifester sa liberté contre l’obscurantisme, certes, mais cela participe aussi à consacrer le rapport de force ; en soi c’est donc insuffisant. Le problème n’est pas que ça donne des biscuits aux fanatiques – ceux-là n’ont même pas besoin d’un vrai film, d’une vraie caricature, ils n’ont besoin que d’une rumeur et du vent porteur d’une foule en colère -, mais bien que cela donne à la foule silencieuse des raisons de penser que leurs fanatiques ont raison. Car tout est contexte : les produits de notre liberté d’expression sont reçus par des fous qui vont en détourner le sens et changer cette revendication de liberté en insulte gratuite, donc en revendication de supériorité. Dans ce cadre, la gratuité du geste ne peut être vue que comme une insulte et non comme une manifestation de liberté. Y penser et l’anticiper n’est pas capituler, mais accepter de réfléchir deux minutes à la manière dont, à côté de ces revendications de liberté, on bâtit des ponts plutôt que de se contenter de creuser des gouffres pour le seul plaisir de montrer qu’on a « la plus grosse »… liberté d’expression.

En dépit des apparences, comme toutes les religions et convictions, l’islam est en train de perdre la guerre de la liberté d’expression, et c’est heureux: les moyens de communication permettent à n’importe qui de diffuser n’importe quoi à l’échelle planétaire, et les musulmans du monde entier devront composer avec les critiques faites à leur religion et les insultes faites à leur prophète. Plus rien ne l’empêchera. La bataille de la liberté d’expression est déjà gagnée. Peut-on dès lors daigner réfléchir à la phase suivante, c’est-à-dire interroger la manière de sortir des conceptions littérales des religions ? Comment sort-on d’un contexte où la religion n’est que prétexte ? Comment sort-on d’un monde où la religion devient un refuge identitaire contre les humiliations ressenties à tort ou à raison ?  De quel mal-être ces véhémences sont-elles le symptôme ? Quelles sont les solutions que nous pouvons offrir sans passer forcément par l’affirmation de la supériorité de notre conception de la liberté ?

Car pour les sociétés européennes, l’enjeu est aussi celui-ci : comment utiliser cette liberté dont nous sommes si fiers lorsque nous ne la consacrons pas simplement à montrer que nous sommes davantage libres que les autres ?



Catégories :Chroniques Radio

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10 réponses

  1. Antile… Infantile comme tu le suggères ou mercantile? Charlie Hebdo se trouve bien à l’abri des représailles et engrange les bénéfices. Ce numéro se vendra très bien, les actionnaires se frottent les mains. Quant aux joyeux anars d’Hara Kiri ben ils sont tous morts.

  2. @ aNDREL ;Ok, quand la provoc est imbécile, il reste les €
    @ FDS : a plus, pour un argumentaire …aussi élaboré (je me vante !) que ton texte de ce jour..

  3. Je viens de cliquer sur ta référence « You Tube »…Cela me déçois ..autant pour toi, que pour moi…Et ne parle pas du sens de l ‘humour…C’est naze !
    .

  4. Je m’accorde du temps pour réfléchir à ce que doit être mon rôle d’athée face à ces « bêtises » qui font couler le sang, je sais, bien que je me refuse à regarder cette vidéo sur « L’innocence des Musulmans », que l’étincelle ravive le feu qui sommeille au coeur de ces « braves » soldats de dieu, dont la pauvreté sociale engendre la pauvreté culturelle … qui n’ont d’autres recours que celles des églises qui les manipulent … Au nom de leur ignorance dois-je taire mon besoin d’être intolérante à ce mode de vie qui gangrène leur système ? Chez eux aussi il y a des libres penseurs courageux qui s’expose aux fatwas … Il y a la Syrie, le Mali et tant d’autres … où leur mal tend à régner, et qui ne suscitent aucune remarque des représentants du dit prophète puisqu’un homme qui n’est pas islamique ne mérite pas de vivre …
    Oui, la caricature est une arme … bien légère … qui a TOUTE sa raison d’être … et ouf le débat est sur la place publique !

  5. @ MARIE CLAUDE…
    Tu es athée, je suis chrétien catholique : nous sommes libres de penser, il n’y a pas de superiorité objective entre nous…
    (nb : je revendique cette liberté -malgré ma foi…un plus elle est tellement exigeante et j’en ai marre des caricatures, d’où qu’elles viennent: elles ne font que le jeu des manichéens, des amateurs de « caricature », de simplifications, de categorisation,…)…Quand j’écris cela, je sais que la lumière d’ambiance de ceux qui me lisent peut changer..Ah, on a le « mode d’emploi » de mes réflexions..Enfin le bon filtre (du temps où on utilisait le filtre pour faire des photos…aujourd’hui, on a Photoshop !)…

    La racine de ce que FDS dénonce ne réside pas dans les religions : le facteur politique (= le rapport de force »), social (la pauvreté économique induit la pauvreté intellectuelle mais l’inverse ne se verifie pas par simple symétrie…voir Mitt Romney)…
    C’est bien plus difficile a résoudre que la provoc…

    Un libre penseur

    Qui pense qu’après Desproges et Devos, les petits amuseurs ne font pas le poids (Blagues « Belges », dire Pipi Caca est un signe d’humour, et je te passes les blagues sur les femmes, les juifs les arabes…et les catholiques)

  6. Enfin une réflexion sensée sur ce problème. Contrairement à tous les pseudos intellos qui ont péroré sur les plateaux des télés françaises, vous avez mis le doigt sur la vacuité de tous ces actes de provocation mercantilles ou électoralistes.
    La liberté d’expression est trop sacrée que pour en faire un tel usage.

  7. la référence « youtube » est parfaite et donne un effet « boomerang » sur cette histoire qui a commencé avec un film débile, infantile et que j’ai même cru influencé par les Monty Pythons ! la vie de Brian, en pire ! merci d’avoir mis des mots sur ces passions néfastes…Nougaro, où es-tu !

  8. Cher François, « se moquer exprès de l’islam, pendant que les ambassades brûlent ». Ce n’est pas ce que Charlie Hebdo a fait. C’est un journal satirique, qui a pour vocation de se moquer. Aurait-il dû se mettre un boeuf sur la langue, alors qu’une foule imbécile et irationnelle prend feu (et le boute!) à raison d’un « film » médiocre?

    • @ Luc…
      Es-tu abonné à Charlie Hebdo ? Paies-tu « Charlie Hebdo » ?…NB Charlie Hebdo a « amélioré » ses comptes par la publication de ses caricatures…coup de pub…)…
      Sois cohérent : fais-le.., payes pour lire,… c’est notre démocratie… Merci le web !

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