Chronique pour la Libre Belgique – 24 mars 2016
Les kamikazes sont-ils eux-mêmes repris officiellement dans le décompte des victimes ? Ce n’est pas une question si simple ou si vaine qu’il n’y paraît. Il est courant, par respect des véritables victimes, de ne pas les comptabiliser. Mais on pourrait aussi considérer pouvoir les compter parmi les pertes, car c’est également leurs propres familles et proches qu’ils endeuillent, ajoutant de surcroît au deuil une dimension d’infamie indélébile. Le mal qu’ils font à la société ne se réduit pas seulement celui qu’ils infligent aux innocents qu’ils fauchent ; c’est aussi le manque de respect à leur propre vie, à celles de leurs proches, à celles de leurs semblables, habitants des villes dont ils vont rendre l’existence encore plus difficile par l’angoisse diffuse qu’ils projettent dans la poussière de leur explosion.
Ainsi, ce mardi 22 mars, sauf erreur, c’est la toute première fois qu’un attentat est commis sur le sol belge à l’aide de terroristes kamikazes. Cette « première » est passée relativement inaperçue dans le flot de l’horreur, parce qu’une bonne partie du monde, en ce compris en Europe, avait fait connaissance avec ce phénomène depuis longtemps. Son importation au cœur de Bruxelles, frappant ces symboles forts que sont l’aéroport et le quartier européen, par des individus nés et ayant grandi dans cette même ville ouverte et cosmopolite, lui donne une ampleur saisissante. L’attentat kamikaze, depuis le 11 septembre, plonge le monde dans une angoisse lénifiante parce que ce mode opératoire rend le terroriste impossible à arrêter. Impossible de dissuader quelqu’un qui décide de mourir pour sa cause et qui, dans sa tête, est quelque part déjà mort, déjà dans la projection de l’au-delà (avec ou sans vierges). Impossible aussi de prévenir un attentat de ce genre par des mesures de sécurité ; pour qui décide de se faire exploser, la moindre foule est une cible. Conditionner les halls d’aéroport ? Filtrer les accès des gares ? La foule se déplace vers la file d’attente à l’extérieur, et la proie avec elle. Le carnage possible ne bouge que de quelques mètres. Ou dans un supermarché. Ou dans la première rue commerçante venue. Non, hélas, même si des mesures de sécurité de bon sens doivent bien évidemment être prises, la solution à long terme ne réside pas là.
La question lancinante s’installe et subsiste : sans mauvais jeu de mots, qu’est-ce qui passe par la tête d’un kamikaze ? Qu’est-ce qui lui passe par la tête juste avant les boulons et les clous qui explosent de sa ceinture, et qui une microseconde avant de faucher ses victimes, transpercent son propre corps ? A quoi, à qui pense-t-il quelques secondes avant de déclencher la charge qui le fera disparaître de ce monde ? La question se posait déjà pour ces deux étranges kamikazes qui, le 13 novembre 2015, se sont fait sauter dans des ruelles presque désertes près du Stade de France. Entre panique et fanatisme, ceux-là se sont-ils dits un instant que leur sacrifice ne servirait à rien ? Est-ce dans un élan de lucidité qu’ils décidèrent de mourir seuls ? Ou étaient-ils simplement trop intoxiqués de substances hallucinogènes pour donner du sens à leurs actes ?
Ceux du 22 mars, au stade actuel de l’enquête, ont grandi à Bruxelles. En transportant leurs charges, ils sont passés par des lieux qu’ils connaissent. Ils auraient pu croiser des visages connus. Rien de cela ne les a arrêtés. Ils sont entrés dans une mécanique dont ils ne pouvaient sortir et ont décidé d’en finir en apothéose. Ils se sont certainement cru être des héros. Certains pensent peut-être qu’ils survivront après leur mort dans un quelconque Walhalla. D’autres n’en sont pas sûrs, mais croient à tout le moins que personne, dans cette société honnie, n’oubliera leur nom. Mi-Mesrine, mi-Ben Laden, ils se prennent pour des transgresseurs révolutionnaires, blessant le monde dont ils sont issus pour une cause inventée, au nom d’une alliance ambivalente entre révolte personnelle et fanatisme exacerbé.
Or, même si nous pouvons nous tenter de nous protéger de tels actes par des mesures de sécurité ou en anéantissant Daesh, nous ne pourrons empêcher la production de kamikazes qu’en détruisant la mécanique d’adoration mortifère dont ils deviennent les dociles adeptes. Car pour qui veut mourir, l’idéologie est un véhicule, et non nécessairement une fin. Nous pouvons gloser sur toutes les causes sociales, politiques, historiques, géopolitiques dont les explications se succèdent pour tenter de donner du sens à ce qui se passe et permettre d’empêcher que cela se reproduise. Quantités d’analyse ont été fournies sur ce registre, souvent de qualité, et nombreuses détiennent une part de vérité : déni des uns et des autres face à la montée intégriste et la désespérance sociale, montée de pensées fanatiques en marge de la société, ghettos urbains, valorisation collective de petits délinquants, galvanisation par l’alliance entre un territoire imaginaire (l’islam radical) et un territoire réel (Daesh)… Ajoutons-y néanmoins une dimension encore insuffisamment soulignée, et qui ne concerne pas les causes endogènes, mais leur permet de s’agglomérer au bénéfice de l’horreur : le culte de la mort adopté par ces âmes perdues. La meilleure sécurité possible, à long terme, est de vaincre cette adoration mortifère qui convainc des individus qu’il est juste de se transformer en assassins sous prétexte qu’ils y perdent eux-mêmes la vie. Car il est frappant de constater que c’est la vie elle-même, c’est-à-dire le mouvement, qui a été frappée par ces fanatiques de la mort : ceux qui voyagent, ceux qui se rendent au travail, ceux qui vont à un rendez-vous, ceux qui font quelque chose de leur existence. Un aéroport, une rame de métro : des lieux de forte concentration parce que la vie est mouvement. Une cible pragmatique, mais aussi idéologique pour ceux qui estiment que leur vie à eux ne vaut déjà plus rien, et qui tenteront de la valoriser dans la mort. Ces gens vivants, qui voyagent, qui travaillent, qui aiment, qui prennent des risques, incarnent la vie, avec ses compromis, ses fragilités, mais aussi ses rêves et ses insouciances. Avec une préservation relative vis-à-vis de la violence qui frappe chaque jour le reste du monde. Avec, malgré tous ses défauts, une démocratie qui offre assez de liberté et d’égalité pour que chacun tente de faire quelque chose de son existence. Pour qui estime que sa vie ne vaut rien, ces vivants sont insupportables.
Et c’est ici que je formule un pari certes risqué, mais personnel : le respect et l’amour de la vie – la sienne et celle d’autrui – est d’autant plus fort que la fragilité de la vie est comprise et intégrée. Je fais le pari qu’on se fait moins facilement exploser dans une foule lorsqu’on sait qu’on a qu’une seule vie, et qu’on daigne voir en face que la probabilité d’autres dimensions ou de survie de l’âme sont très incertaines, pour ne pas dire improbables. Je formule l’hypothèse qu’on se laisse moins facilement entraîner dans la lecture littéraliste d’une religion ou d’une idéologie, quelle qu’elle soit, quand on sait qu’aucune religion sur terre n’a plus de 6.000 ou 8.000 ans, sur une histoire humaine – pour s’arrêter au seul l’homo sapiens – d’environ 200.000 ans. Je pense qu’on se sacrifie moins volontiers si on est éduqué à voir qu’une vie n’est jamais ratée, quelles que soient les difficultés, parce l’avenir est constamment imprévisible et en mouvement, et que les cartes ne sont jamais tout-à-fait données. Je pense qu’on respecte d’autant mieux la vie et les idées lorsqu’on sait que celles-ci ne sont jamais fixation et immobilité, mais toujours constant mélange et flux. En un mot : je pense qu’on ne devient pas aussi facilement un soldat de la nécessité lorsqu’on comprend combien l’existence est contingence.
Je parie donc que ce qu’il nous faut, c’est davantage faire comprendre à quel point nos vies sont uniques et fragiles, pour davantage faire saisir à quel point il est criminel d’en priver l’autre. Je formule le pari que ce qu’il nous faudra, au-delà du temps de recueillement, ce n’est pas plus de prières, de compassion et d’empathie : c’est plus de conscience historique, plus de sciences naturelles, plus d’histoire de la philosophie et des religions, bref plus d’outils nous permettant de comprendre que nous faisons partie d’un seul et même récit, d’une seule et même histoire, et que cette histoire est merveilleuse précisément parce qu’elle est fragile, et non malgré cette fragilité. Car si Anaïs Nin a raison en nous disant que « nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, mais telles que nous sommes », il est temps de ramener toutes les idéologies du monde à leur juste dimension : celle de projections d’un esprit humain souhaitant sans relâche échapper à sa condition mortelle.
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Il est très difficile de se mettre dans le cerveau d’un psychotique ou d’un psychopathe. C’est nettement plus complexe.
Approche originale.Pour moi, c’est le mystère du mal qui se nourrit sans cesse d’injustices,d’autres maux en un mot. Mais j’aime me redire de P. Ricoeur: « faire le pari que les avancées du bien se cumulent mais que les iterruptions du mal ne font pas système ». Un autre pari donc mais devant l’incompréhensible, il faut bien parier (cf pari de Pascal). Pari toujours!
Merci pour ce texte superbement écrit et pensé.