Billet radio pour la Première (RTBF), 18 janvier 2011 – Ecoutez le podcast
Merci la Tunisie ! Une bonne petite révolution, près de chez nous ! Voilà qui nous manquait, au fond, depuis les dominos d’Europe de l’Est de la fin des années 80, tombés à la suite de la chute du Mur de Berlin – on pourrait aussi y ajouter le renversement à retardement, en octobre 2000, de Slobodan Milosevic en Serbie. A chaque fois domine un étrange sentiment : une situation que l’on pensait indéboulonnable s’écroule comme un château de cartes, un vide soudain succède à une chape de plomb… L’impression aussi que, au fond, tout cela aurait pu arriver bien plus tôt, bien plus vite, que tout pouvoir est fragile face à la rue, et même plus précisément face à la jeunesse de la rue.
Car au fond, le paradoxe révolutionnaire est bien là : une douce impression de facilité une fois que le mouvement est lancé. De quoi s’interroger sur la « servitude volontaire » théorisée dès 1549 par Étienne de la Boétie et qui postulait, pour faire court, qu’une tyrannie prospère moins sur la domination par la force que sur l’abandon volontaire de la liberté. Il est exact que, en termes numéraires, toute foule, tout peuple pourrait se rendre maitre de l’autorité. Mais cela arrive rarement parce qu’une foule ne fonctionne pas sur un mode rationnel et programmatique allant de l’universel vers le particulier comme le fait le politique qui prend des décisions générales s’appliquant aux individus, mais sur un mode émotionnel, par un élan partant du particulier vers l’universel, au départ d’un choc. En clair, il faut une émotion forte pour contrer l’habitude de la raison résignée, pour briser le carcan qui enferme l’esprit libre et faire jaillir la nécessaire étincelle, qui survient toujours sous la forme d’un événement, d’un choc, amené souvent par l’audace sensible de la jeunesse. Exemple, pour le cas tunisien, ce jeune diplômé, Mohamed Bouaziz, qui s’est immolé par le feu il y un mois, et qui concentrait sur sa personne tout le ras-le-bol d’une génération cloisonnée. Il faut donc qu’un événement cristallise la colère et l’exaspération en germe… Et grâce à cette étincelle, tout devient possible ; tout d’un coup, ce qui était admis, toute la servitude volontaire se trouve soudain simplement insupportable.
Alors, évidemment, il est tentant de comparer cruellement la situation en Tunisie avec notre apparente apathie face à l’absence de gouvernement ici, en Belgique… Une « mauvaise humeur » citoyenne se met en place, bien sûr… Mais, hélas, ce ne seront pas quelques poils de barbe ou un camping virtuel en deux clics de souris qui feront une insurrection. Tout ceci restera probablement en germe, à moins… à moins qu’un évènement, aux contours imprévisibles, n’emballe l’émotion populaire. Car si cette crise prolongée se met à faire de vraies victimes, par exemple en mettant en faillite une entreprise dont les factures n’auraient pas pu être réglées par un gouvernement en affaires courantes, ou par l’étranglement soudain de nos taux d’intérêts par les spéculateurs, la donne pourrait changer, et nous passerons alors de l’agacement contenu au déferlement de colère. Et, comme en 1830, à la Monnaie, l’insurrection jouée par la Muette de Portici pourrait descendre de scène pour gagner les rues, et transformer les spectateurs placides en foule en colère.
En effet, après tout, la Belgique est elle aussi née d’une étincelle. Bien sûr, aujourd’hui ce n’est plus à la servitude que nous avons affaire, mais à une prise d’otage par un nationalisme romantique classique – qui se révèle somme toute d’une banalité historique affligeante… Espérons donc que les événements nous offrent une voie d’issue, dussions-nous faire jaillir l’étincelle tout seuls ; un pays né dans un si beau théâtre ne mérite pas de se laisser dépérir sans réaction du public sous un si triste chapiteau de cirque.
Catégories :Chroniques Radio
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