« Marine »

Billet radio pour la Première (RTBF), 11 janvier 2011 

Dimanche prochain, Marine Le Pen deviendra présidente du Front National. Les politiques, les commentateurs s’affolent : femme, jeune, mère de famille recomposée en union libre, percutante, à l’aise dans les médias et débarrassée des fantômes de son père, « Marine » apparaît d’ores et déjà comme l’attraction de l’élection présidentielle de 2012. Le danger est réel, en effet : Marine va prendre les avantage de la « marque » Le Pen (la notoriété) sans ses inconvénients. Elle se fera un plaisir d’éviter les références douteuses et les jeux de mots vaseux. Pire : elle va entreprendre rapidement de normaliser et de lisser le Front National en investissant les carences des politiques traditionnelles de gauche comme de droite, essentiellement sur l’intégration, en récupérant la laïcité et la République, dont elle se fera l’habile défenderesse. Et ce, dans un contexte où le souvenir de la Seconde Guerre Mondiale, qui avait durablement disqualifié le discours séculaire de rejet de l’autre, tend à voir s’évaporer son emprise sur nos enjeux de société, et ce alors même que les inquiétudes face à la différence, au religieux et à l’étranger ressurgissent avec une acuité grandissante. Pour le dire autrement : les outils de diabolisation habituels de l’extrême droite disparaissent peu à peu, alors que la pertinence de ses sujets de prédilection ne fait qu’augmenter. En effet, ça va faire mal.

Évidemment, « Marine » joue encore parfois avec les mots de papa, en cherchant son propre style, comme lorsqu’elle parle de « l’occupation » musulmane de la voie publique par les prières de rue. Mais sur le fond, c’est là un très bon exemple de l’impact qu’elle aura. Est-ce que vous saviez, vous, qu’il y avait des prières de rue en France ? Moi pas. Je l’avoue. Est-il normal que ce soit l’extrême droite qui soulève ce sujet, alors que n’importe quel démocrate peut s’en préoccuper ? Les fidèles de toute religion doivent pouvoir prier dans un lieu prévu à cet effet. Le fond du problème est le manque de mosquées, ce que Marine n’ira évidemment pas dire ; elle se contentera de faire fructifier la peur de son électorat sur un constat, mais un constat objectif qu’elle est pratiquement la seule à faire, tant les enjeux d’intégration tétanisent la gauche comme la droite.

Alors osons la question vraiment politiquement incorrecte : et si avec le temps Mme Le Pen parvenait à faire du FN un parti à l’image respectable, aux statuts expurgés de toute horreur, avec un programme certes nationaliste mais réaliste ? Aujourd’hui cela paraît encore fou. Mais quid d’ici quelques années ? Prenez Gianfranco Fini en Italie, qui a réussi à transformer un parti ouvertement fasciste et mussolinien en un parti de droite classique qui, aujourd’hui, fait même figure de recours honorable face aux frasques de Berlusconi.

Comment réagiraient les partis classiques et les médias si Marine avait l’intelligence de purifier le fond et la forme, au point qu’un jour tout ce qu’on pourrait objectivement reprocher à Mme Le Pen soit son nom ? Serions-nous ouverts à ce que nos méchants extrémistes puissent changer, rejoindre le giron démocratique, ou continuerons-nous à laisser le sceau de l’infamie les rendre infréquentables ? Certes, c’est une question qui concerne moins la Belgique francophone, seul endroit du monde, à ma connaissance, où les mouvements antiracistes sont mieux structurés que les partis d’extrême droite – tant mieux. Mais même ici, admettrions-nous le retour des brebis égarées ? Sans doute pas, parce qu’en fait – ne le répétez pas trop fort – en démocratie, on a un peu besoin des extrémistes comme faire-valoirs des démocrates. Il est toujours préférable d’avoir quelqu’un à son extrême gauche ou à son extrême droite ; ça permet de rassurer et de montrer ce que l’on n’est pas, de se définir par rapport à l’ennemi. Carl Schmitt, sulfureux juriste allemand, expliquait que le politique se définit par l’antagonisme ami-ennemi. Il est bien plus difficile de définir ce qu’on est que de montrer du doigt ce que l’on n’est pas.

Voilà pourquoi « Marine » brouille les cartes et peut viser le carton : contrairement à son repoussoir de père, elle refuse que le destin du FN et le sien soient ceux de simples épouvantails, et elle fera hélas tout pour faire partie de ces méchants de cinéma anticonformistes, du style de ceux que l’on aime détester.



Catégories :Chroniques Radio

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