L’éternel retour du Roi

Texte pour la revue Politique, mars 2017

Toute nation se résume à un récit. Tout récit national est un enchevêtrement de faits réels et imaginaires auquel on tente artificiellement de donner un fil, afin de protéger les ressortissants nationaux contre le double chaos que représentent l’imprévisibilité de l’avenir et l’instabilité du monde. La nation française ne fait pas exception à la règle. Le récit hexagonal repose sur deux piliers : la France chrétienne, fille de l’Eglise, puisant ses racines jusqu’à Clovis, ancrée sur la tradition, le goût de l’histoire ; et la France révolutionnaire, née en 1789 sur le rejet de l’Ancien Régime, l’affirmation des droits de l’homme, l’ambition universaliste et la tentation jamais épuisée de la table rase.

Ces deux France étaient, jusqu’à aujourd’hui, relativement apaisées et ménagées dans ce projet politique qu’est la Cinquième République. Celle-ci réconcilie en effet le caractère profane et immanent de la Révolution avec le sens de l’histoire, la personnification monastique et la transcendance de la Fille aînée de l’Eglise. Comme c’est souvent le cas dans les démocraties modernes, l’antagonisme en présence, par sa domestication par le biais du tamis démocratique, génère le plus souvent une tension créatrice relativement productive, fait de mouvements et contre-mouvements. Quelles que soient les étiquettes employées (soixante-huitard contre réactionnaires, élites contre France d’en bas, etc.), l’opposition entre les deux France perdure bon gré mal gré. Ces dernières années, elle s’est manifestée particulièrement autour des débats sur l’identité. Aujourd’hui, un clivage net semble séparer ceux qui pensent que l’identité française est en danger, en péril devant le « grand remplacement » qui serait promis par une migration à tout va, et qui craignent pour l’avenir d’une France qui serait de plus en plus communautariste parce que de moins en moins assimilatrice ; et ceux qui invitent à penser la différence amenée par l’étranger comme une richesse à intégrer dans les sens premier du terme, c’est-à-dire en admettant que le nouvel ensemble ainsi constitué sera nécessairement quelque peu différent de ce qu’il était avant. De ce fait, se remet en exergue plus que jamais une tension qui, à force de ne plus être larvée, se fait de moins en moins créatrice, et amène la France droit vers un carrefour décisif : se replier sur soi ou se rehausser à la hauteur de l’universalité de ses valeurs.

C’est lorsque Nicolas Sarkozy, en 2007, a tenté de créer un éphémère ministère de l’identité nationale qu’on pouvait déjà nourrir le soupçon que la figure de l’étranger ne quitterait plus la France, au fil de cette étrange psychothérapie collective qu’est devenue sa vie politique. Car c’est là, dans un tel mouvement, que se traduit le tragique de la modernité : tenter de définir l’étranger est devenu plus facile et plus rentable que de se définir soi-même. Dire ce qu’est la France est compliqué, donc énonçons plutôt ce qu’elle n’est pas. La question identitaire est anxiogène partout en Europe : frilosité vis-à-vis de la migration en Europe de l’Ouest, hostilité franche en Europe de l’Est ; Brexit alimenté par le repli ; amalgame de la figure de l’étranger et de celle du terroriste ; précarisation sociale et économique alimentant le recours aux boucs émissaires ; accablement de l’Union européenne comme responsable de tous les maux et de l’affaiblissement des nations… Il est indéniable que la question identitaire se pose partout, alimentée à chaque fois par une crainte diffuse, peu énoncée comme telle, mais pourtant simple et radicale : la peur de disparaître. Plus les êtres humains se définissent comme porteurs de traits identitaires ayant vocation à se perpétuer sans changer – une nation, une culture, une couleur de peau, une langue, une religion – plus leur investissement dans l’un ou l’autre de ces traits prendra l’atour irrationnel d’une entreprise visant à arrêter la roue du temps. Car telle est la grande illusion de l’homogénéité, qui tend à éluder une réalité aussi anthropologiquement angoissante que politiquement inavouable : en vérité il n’est nul trait qui soit éternel. Tout est flux, nous enseignait Héraclite. Toute couleur de peau, toute langue, toute religion, tout ce que nous avons l’illusion de considérer comme un trait homogène n’est que le fruit d’un métissage dont nous ne percevons simplement pas les fils. C’est la brièveté de nos existences, et rien d’autre, qui nous plonge dans une illusion de permanence. C’est la conscience de la fragilité de cette existence qui pousse les hommes à investir, contre le vent de l’histoire, dans des identités soi-disant éternelles.

Ainsi en est-il aussi de la France, qui aime parfois à se rappeler être une nation séculaire et « fille aînée de l’Eglise ». En mettant de côté qu’elle porte, après tout, le nom d’un envahisseur (les Francs) et que la religion dont elle est si fière est une importation impérialiste étrangère – nos « ancêtres les Gaulois » vivaient leurs croyances païennes sans trop d’états d’âme liturgiques avant l’arrivée des Evangiles dans leurs contrées.

Comme toutes les nations, la France s’est donc construit son récit national tel un palimpseste baudelairien, en réécrivant en permanence récits, figures mythiques, victoires et défaites pour en faire un fil cohérent. Mais l’originalité de la France est d’avoir eu l’extraordinaire intuition de faire de certaines de ses valeurs celles du monde, et d’oser une affirmation universaliste, d’une double et congruente manière : par la double affirmation des droits de l’homme et de la République. Les droits de l’homme et du citoyen des déclarations de 1789 et 1793, comme la déclaration d’Indépendance des Etats-Unis quelques années plus tôt, établissaient le lien entre la qualité de citoyen et celle d’être humain. Mieux : elles induisent que la première n’est que le moyen de la seconde. Que ce qui compte en fin de course, c’est d’être un homme, que des droits sont reconnus en tant qu’homme, et que c’est dans la mesure où ces hommes font partie d’une nation déterminée qu’ils ont, également, des droits de citoyens. Bien que les circonstances historiques n’aient permis que bien laborieusement que ces droits fussent respectés, et qu’il aurait fallu passer par une Terreur, deux Empires, une Restauration, une Commune et plusieurs guerres avec le reste de l’Europe avant que ces droits puissent être stabilisés, un idéal était lancé pour plusieurs siècles.

Il en est de même pour la République. Plus qu’une rupture avec l’Ancien Régime, la République se voulait l’incarnation d’une volonté générale inspirée de Rousseau ; une hypostase permettant au peuple de se considérer qu’il se gouverne lui-même. Mais surtout, il s’agissait de restituer une identité transcendante à cette France qu’on dépouillait dans le même temps, de ses structures d’Ancien Régime, de ses traditions, de sa religion et de ses ordres anciens. La nature ayant horreur du vide, il fallait hypostasier la nation sans recourir à Dieu, et tout en rendant hommage à cette multitude qu’à l’époque on se permet encore de nommer « peuple ». La République, c’est l’essai le plus abouti d’une triple réconciliation : celle du pouvoir et du peuple, celle de la transcendance et de l’immanence, celle de la tradition et de la modernité. Elle mettra plus de deux cent ans à se stabiliser. Parce qu’au sein même de cette République et de ses soubresauts, en réalité, continuent de guerroyer à distance immanence et transcendance : chaque tentative de désincarnation totale du pouvoir est rapidement suivie par l’établissement d’un Empereur ou une tentative de restauration. La Troisième et la Quatrième Républiques étaient des régimes parlementaires, réduisant délibérément le rôle du chef de l’Etat à un registre représentatif. La Cinquième République de Charles de Gaulle va parachever la liaison des deux France, dans une conciliation durable entre immanence des institutions et transcendance du pouvoir. C’est ce modèle qui paraît aujourd’hui à bout de souffle, fragilisé par les coups de butoir identitaires des apôtres fixistes, gardiens de la tradition et de l’identité en particulier – et de ce tout ce qui ne bouge pas, en général.

La Cinquième République a en effet ceci de passionnant que, pour la première fois depuis le crépuscule du Second Empire à Sedan en 1870, elle propose d’incarner la Nation par le truchement d’un chef de l’Etat élu au suffrage universel direct, aux pouvoirs présidentiels considérables et au mandats conséquents. La Cinquième République est une monarchie républicaine dont le sens est de réconcilier les deux France – la monarchiste et la républicaine, la traditionnelle et la révolutionnaire, la conservatrice et la progressiste, la repliée sur elle-même et l’universaliste. Elle est aujourd’hui à bout de souffle parce que l’Histoire continue à être en flux, sous la forme d’un balancier, et que nul modèle politique n’a jamais réussi à épuiser l’époque qui l’a vu naître. Autrement dit : il ressortit de la fatalité de l’histoire des hommes de ne point se satisfaire de leurs institutions et de leurs dirigeants. Le rabotage du mandat présidentiel à cinq ans ; la construction européenne ; l’essor de la mondialisation ; le recours quasi-systématique à l’alternance ; les évolutions des mœurs tel que le mariage pour tous : tout cela, en addition, a porté à son comble le sentiment que l’immanence et la contingence avaient imprégné toutes les institutions et mis en péril la France elle-même, celle des clochers, du terroir et du Christ. Le simple fait que l’élection de 2012 aie constitué, d’une manière limpide, non l’élection de François Hollande mais un référendum contre Nicolas Sarkozy, avec l’inévitable déception anxiogène qui en a résulté durant cinq années, presque comme s’il n’y avait personne à l’Elysée, démontre à suffisance que quelque chose s’est cassé et que la peur grandissant en France, en réalité, masque le retour de ce vieux désir inavoué : se doter à nouveau d’un roi – c’est-à-dire d’un dirigeant qui, comme Charles de Gaulle et François Mitterrand, puisse faire oublier le regret inavouable d’avoir tranché littéralement et radicalement les deux « corps du roi », pour reprendre l’expression rendue célèbre par l’historien Ernst Kantorowicz.

L’universalisme des valeurs républicaines, en ce compris les droits fondamentaux devenus standards juridiques sur toute la planète, apparaît aujourd’hui à un nombre croissant de Français comme une faiblesse, parce que ces valeurs constituent un boomerang : les droits humains concernent nécessairement l’étranger, celui qui a une autre culture, d’autres coutumes et d’autres traditions. L’envie d’un « retour du roi » se manifeste donc d’abord par une envie de réaffirmation de la primauté d’une culture déterminée sur des valeurs, ces dernières fussent-elles les droits de l’homme. C’est ainsi qu’on a pu, lors de la polémique du burkini de l’été 2016, entendre sans ciller un ancien président de la République suggérer qu’on modifie la Constitution en vue de pouvoir y ancrer le principe d’une loi interdisant le port de maillots de bain islamiques. Comme si l’incongruité d’une telle interdiction ne se posait que vis-à-vis de la Charte fondamentale de l’Etat, et non des droits fondamentaux dont elle n’est pourtant que l’écrin. C’est là le dernier avatar d’initiatives qui montrent, à droite comme à gauche, le désemparement d’une classe politique qui se laisse, par voie de balancier, de plus en plus séduite par les torpeurs monarchistes. Il en était de même avec l’avortée déchéance de nationalité : là encore, il s’agissait d’une invitation à découpler l’identité française de l’universalisme de ses valeurs. Que le projet n’aie pas abouti en raison de son impraticabilité juridique démontre à la fois combien sont solides les ancrages des valeurs démocratiques dans les institutions, et combien sont fragiles celles et ceux, tentés par les sirènes de l’opinion, qui ont à en être les gardiens. Ce genre de propositions marque un tournant inédit : des personnalités de premier plan considèrent qu’existerait une identité française qui aurait traversé les siècles et qui, au nom de l’Histoire, serait à faire prévaloir sur les droits fondamentaux. Ce qui vise à affirmer que les droits fondamentaux sont détachables de l’identité française, alors que celle-ci en avait été un aiguillon vis-à-vis du monde.

Pour énoncer les choses simplement : nous vivons actuellement la fin d’un équilibre, pourtant laborieusement atteint, qu’incarnait la Cinquième République par la stabilisation d’une monarchie républicaine, proposant cette liaison inédite entre le respect des droits fondamentaux (incarné par la République) et l’amour inextinguible du Chef (résidu monarchique incarné par l’élection présidentielle). Le sentiment d’inadéquation ente un pouvoir supposé fort et son impuissance de plus en plus manifeste ne peut se résoudre par l’acceptation de l’évidence que, comme tous les autres, ce pays n’a plus complètement son sort entre les mains. Logiquement, la frustration générée par la crainte de dilution identitaire vient se cristalliser dans une réaffirmation identitaire fantasmée, inventant une France éternelle – qui ne s’appelle pourtant « France » que depuis 1.500 ans, et qui ne s’affirme chrétienne que depuis quelques centaines d’années de plus. Le problème de la recherche des racines, outre qu’elle force à réécrire ne permanence un récit national au gré des intérêts des rédacteurs, est qu’elle ne nous munit pas des ressources pour affronter l’avenir – et ces ressources, ce ne sont pas des racines, mais des ailes. La France, comme bien d’autres nations, devra trouver le moyen de se réapproprier son récit sans tomber dans les chimères identitaires qui semblent la pousser, ces temps-ci, à faire prévaloir l’identité française contre l’universalisme de ses propres valeurs. Car sans cela, elle ne sera pour de bon qu’une nation comme les autres, désespérément intoxiquée aux effluves de ses propres libations.



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9 réponses

  1. Amusant les synchronicités. Je viens de commencer à lire les deux corps du roi de Kantorowicz sur Frédérix II l’androgyne. Hermès
    Caducée d’Hermès. E. Macron est serpent de Feu et Brigitte est serpent d’eau. Qui est le Caducée? Lire: les deux corps du Roi de Kantorowicz. Barberousse et Frédéric. Hermès et les Prytanes (Rotondes)II.https://books.google.be/books?id=Gd-aUI0IJc8C&pg=PA255&lpg=PA255&dq=rotonde prytanes hermès&source=bl&ots=PyosHo-_TL&sig=G6qkTALNhdvo9us7ikIz2jbRBOQ&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjms-z5ur_TAhXEJ8AKHc9UDhUQ6AEIJTAA#v=onepage&q=rotonde prytanes hermès&f=false

  2. Un texte dense et bien utile à lire. Peut-on rabattre le malaise d’aujourd’hui sur le cadre d’un
    pays? Une impression fugace me traverse l’esprit. On est dans une féodalité à l’échelle mondiale avec un système de castes et une technologie informatique ultra-puissante. Dans l’immense forêt du possible , difficile d’y voir clair.

    • En 1979, je me souviens être passée en Kayak juste devant le château-restaurant Malevil Malevil de Robert Merle au moment au l’explosion nucléaire devait avoir lieu. Et le héros du livre s’appelait: EMMANUEL.

  3. Christus vincit, Christus regnat, Chritus imperat.

  4. Le lien entre Macron né à amiens et Frédéric II. Trouvé dans…LA revue des deux mondes:https://www.google.be/search?num=20&newwindow=1&espv=2&q=amiens+fr%C3%A9d%C3%A9ric+II&oq=amiens+fr%C3%A9d%C3%A9ric+II&gs_l=serp.12..33i160k1.13004.28571.0.32128.33.25.6.2.3.0.206.2069.21j3j1.25.0….0…1c.1.64.serp..0.31.1850.0..0j0i131i67k1j0i67k1j0i131k1j0i3k1j0i10k1j0i22i30k1j0i8i13i30k1.d6opmkwP4KE

  5. Extrait: Il s’agit d’un parchemin dans un excellent état de conservation, portant la signature de Nostradamour, le fameux mage, dont la présence dans les parages est attestée en 1560 par de nombreux témoignages. En quelques lignes, il exprime une « prophétie pour France en l’an 2017 », que nous reproduisons ici, car nous y avons eu accès : « Un cavalier viendra, répondant au nom de Makron. Or, sa monture sera soustraite aux regards. Du roi Hôll-le-Navrant, si faible et méprisable, et qui l’aura précédé, procédera son avènement. Par Hôll, certes, s’accomplira cette écriture : il l’appellera à ses côtés, le fera grandir et prospérer, afin qu’il triomphe plus tard des reîtres et des bélîtres. Cet homme sera frêle et ardent, sa figure séduira les femmes et les hommes, endormira leur méfiance, éveillera leur vaillance. Sur son passage, la foule s’écartera et lui fera un cortège d’adoration. Le pouvoir lui fut donné sur la terre, pour effacer la mémoire du pays de France par l’illusion, par l’espérance, par le glaive 2.0, et par les bêtes apprivoisées du monde numérique. ».

  6. La vérité, c’est que la dernière prédiction de Nostradamus concernant Makron a soigneusement été cachée par les medias,… Ils savaient et ont maintenu le peuple dans l’ignorance.

  7. La cinquième n’a pas voulu d’emblée l’élection du chef mise en place par le coup de force institutionnel gaulliste de 62 qui a de fait stabilisé un exécutif rendu très faible par les pratiques de la 3ème. Que la France se cherche est une évidence. Qu’elle veuille rompre avec la proclamation universaliste des droits fondamentaux en mettant en avant une identité française antérévolutionnaire me semble omettre les structures mises en place par le système constitutionnel lui même particulièrement le système juridictionnel de contrôle des libertés fondamentales qui a pour effet de garder un gouvernail dans l’eau même par fort coup de vent.

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