Syrie: le « point Srebrenica » franchi plein gaz

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Le cynisme offert par l’actualité est parfois si violent qu’on se demande si les principaux acteurs s’en rendent compte. Après deux années de guerre civile et 100.000 victimes, voilà qu’une coalition est prête à agir en Syrie pour « protéger les civils » des exactions perpétrées par les forces armées de Bachar El Assad. La raison de cette brusque accélération ? Des attaques au gaz présumées survenues le 21 août dernier dans la région de Damas, imputées aux forces loyalistes, totalisant un bilan meurtrier, affligeant et spectaculaire de plusieurs centaines de victimes. Les témoignages – celui de MSF, notamment – s’accumulent pour attester l’usage d’armes chimiques, « ligne rouge » brandie depuis des mois par la communauté internationale.

Un cynisme aveuglant, car qu’il soit commis au couteau à pain ou au gaz sarin, un massacre reste un massacre. Étrange et sordide relativisme : tuez 100.000 personnes à l’arme lourde, vous obtenez des froncements de sourcils. Gazez-en quelques centaines, et on vous déclare la guerre. Outre qu’il soit fort douteux que les armes chimiques n’aient pas été employées antérieurement dans le conflit, on ne peut qu’être perplexe face à la théâtralisation croissante des événements : les armes chimiques, c’est le critère qui permet d’engager les actions militaires sans heurter trop violemment les opinions publiques, et il est cette fois-ci, à en croire les chancelleries occidentales, franchi nettement et sans ambiguïté. Cette caractéristique de netteté est essentielle ; elle constitue le point d’inflexion qui permet sans états d’âme de qualifier l’une des parties de criminel à « punir » (F. Hollande), et permettra de lancer une guerre – enfin, pas une vraie guerre, rassurez-vous, plutôt un  jeu vidéo à la libyenne rythmé de frappes de F-16, de drones et de missiles Tomahawk. Avec le désavantage de ne pas savoir où l’on va et le risque de tomber dans le même domino que la Libye ; démarrer en protégeant les civils et finir en faisant tomber le régime. Avec l’avantage en revanche d’un argument de poids dans le constat que la non-intervention (100.000 morts en deux ans, donc) paraît une option au moins aussi peu défendable que l’intervention.

Comme à chaque fois, le débat se polarise rapidement entre les interventionnistes et les abstentionnistes. Les uns invoqueront le droit d’ingérence et les droits de l’homme, les autres mobiliseront contre l’imposition d’un modèle impérialiste interventionniste (et, en bonus spécifique au printemps arabe, mettront en garde contre le danger djihadiste de l’après-régime). Bref on invoquera de grands principes de part et d’autre alors que la triste réalité est beaucoup plus simple : western, pragmatisme et rapport de forces.

On ne regrettera pas la guerre froide, mais elle avait au moins le bénéfice du manichéisme stabilisateur de la terreur simple. Depuis sa fin, le monde est devenu un vaste terrain de jeu des influences et des coups de forces des uns et des autres. Chaque crise où se pose la question de l’intervention apporte avec elle les stigmates de la crise précédente. L’Occident, en particulier, porte en bandoulière un trauma qui lui est propre : le massacre de Srebrenica. En juillet 1995, le massacre de 8.000 hommes et la purification ethnique de cette ville bosniaque par les Serbes de Bosnie avait entraîné, après quatre années de guerre en plein cœur d’une Europe impuissante et spectatrice, le dénouement par lequel la communauté internationale mit fin au conflit au départ de frappes aériennes de l’OTAN ; les accords de Dayton seront signés quelques mois plus tard. Srebrenica était une honte collective, le symbole d’un passéisme dont les dirigeants occidentaux gardent le stigmate en eux. Ce genre de massacre, qui rend la guerre insoutenable même aux yeux d’une opinion publique lassée, sert toujours de référence inconsciente aux chancelleries. Ainsi, lorsque Kadhafi lance ses troupes à l’assaut de Benghazi en 2011, c’est bien la perspective d’un massacre annoncé de la ville qui met en branle France, Grande-Bretagne et Etats-Unis et les pousse à lancer leurs avions contre l’armée libyenne, avec la bénédiction des Nations-Unies permise par l’abstention de la Russie et de la Chine – qui estiment, depuis lors, qu’on ne leur fera pas le coup deux fois de s’offrir un dictateur sous couvert de protéger des civils. De la même manière qu’existe un point Godwin, existe un « point Srebrenica » : l’élément mortifère et choquant qui fait basculer la perception et permet l’entrée en guerre. L’élément peut être réel, comme le massacre annoncé de Benghazi ; il peut être mensonger, comme les armes de destruction massive en Irak ; où il peut être incertain, comme l’actuel recours de la Syrie aux gaz toxiques. L’important c’est qu’il puisse incarner un point de non-retour permettant de basculer dans la logique de l’intervention. Car dans cette géopolitique western où tout est permis, et où les seuls principes qui restent valides sont ceux de l’urgence, c’est la crédibilité qui sert de boussole. Ainsi, il n’est même pas impossible que les futurs coalisés soient, comme dans le cas libyen, sincères. C’est-à-dire pris dans une gigantesque improvisation sans arrière-pensées précises et dont le seul enjeu est la crédibilité de pays ayant posé des jalons – les gaz toxiques – devant entraîner des conséquences. On peut légitimement souligner le caractère irresponsable de cet interventionnisme ; très probablement, plusieurs pays vont se lancer dans une demi-guerre sans aucune idée de la manière dont elle va se terminer. En sachant que les troupes des rebelles ne sont pas composées exclusivement de bisounours, elles non plus. Et en se doutant bien que, si les insurgés l’emportent, ce ne sera sans doute pas pour faire de la Syrie un havre de stabilité immédiat.

Oui, on peut légitimement critiquer les velléités d’interventionnisme… mais en ce cas on ne peut pas en même temps déplorer l’inaction de la communauté internationale depuis deux ans. Il faut choisir, et ce choix est hélas impossible sur la base des seuls grands principes d’autodétermination et de droits de l’homme qui sont les nôtres. J’envie sincèrement ceux qui, sans état d’âme, ont une opinion claire sur le fait de savoir s’il « faut y aller » ou pas. Car on ne voit guère, sincèrement, en quoi l’abstention serait a priori une moins mauvaise option que l’intervention : l’une comme l’autre ont le chaos comme horizon. Certes, ce fil argumentatif de l’action qui n’a rien à perdre sur l’abstention, aussi ténu soit-il, va devenir ces prochains jours le mantra des diplomaties occidentales. Mais il a le mérite de montrer le fond du problème : il n’y a pas de bonne solution. S’en remettre à de beaux principes en refusant de se salir les mains, c’est in fine aussi cautionner la loi du plus fort. Dans ce monde où les relations internationales se réduisent à une balkanisation d’intérêts en tous sens, dépourvu de ligne idéologique globale, et où on avance à vue en appliquant à chaque guerre les leçons empiriques de la précédente, il n’y a que le franchissement de caps symboliques tel qu’un « point Srebrenica » qui force le mouvement. Mais ce sans enthousiasme, et en cherchant à sortir de ce dilemme impossible entre agir et ne pas agir. C’est, au fond, le site satirique Le Gorafi qui a offert le meilleur résumé de la situation, dans son article intitulé Syrie : les réserves mondiales d’indignation bientôt épuisées. C’est l’indignation qui devient la valeur-refuge, pour le meilleur comme pour le pire.

Les cas libyen et syrien marquent à ce titre l’inauguration d’un nouveau ballon d’essai pour sortir du dilemme classique du devoir d’ingérence : on intervient à moitié, au petit bonheur la chance et sans plan de sortie. Parce que tout ce dont on est sûr, dans ce monde où plus rien ne l’est, c’est que la réalité actuelle est détestable et qu’il faut se désolidariser d’elle. C’est faible, indéniablement. C’est irresponsable, sans aucun doute. Mais que celui qui a mieux sous le coude jette la première pierre.

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5 réponses

  1. Eh oui, comme d’hab. tu nous fais « penser » face aux tournis desritournelles politico-médiatiqes sauf que penser revient précisément à secouer nos habitudes voire hébétudes mentales et autres…Merci !
    Chouette aussi de découvrir ce site satirique Gorafi qui vaut le détour…

    Un bémol et un regret cependant.
    Tu auras relevé la note singulière de la Belgique dans ce concert légitimant l’intervention. N’était-ce déjà le cas pour la guerre d’Irak?
    Le regret c’est pour ton titre qui manque, à plus d’un titre, de noblesse…

    Christian

    • Merci cher Christian… Je l’aime bien, moi, mon titre; c’est la réalité qui manque de noblesse, pas le fait de la décrire. Bàt.

    • Bien sûr, je ne reproche pas au miroir la laideur de ce qu’il reflète mais n’est pas que miroir qui réfléchit …

      Ce « plein gaz » me choque sachant la connotation du mot.
      Ta réflexion et tes arguments – que les palinodies « Obamo-hollandaises » renforcent – suffisent à notre dégoût pour ne pas en rajouter par le style…

      Mais ce n’est qu’affaire secondaire de sensibilité au regard de l’essentiel que tu dénonces..
      Christian

  2. Excellente approche, où il est question d’éthique, de politique, d’urgence médiatique, trois principes qui entrent en collision et en contradiction. Il manque un paramètre , celui des intérêts stratégiques,plus simplement dit , le fric. J’ai beau retourner l’équation syrienne dans tous les sens, me demander ce qui pousse Barack Obama à dire que les « intérêts nationaux américains » sont menacés par l’emploi d’armes chimiques dans la banlieue de Damas – quelles substances et qui? – , je vois surtout que le président américain et les intérêts de son pays ont plus à y perdre qu’à y gagner : – une déstabilisation plus grande encore du Proche et Moyen Orient, une dégradation plus poussée encore de ses relations avec la Russie, une affirmation et une autonomisation de l’axe arrogant Moscou-Téheran-Damas et son petit satellite Hezbollah, une irritation croissante -même si routinière- des faucons américains pour qui Barack n’en fait pas assez avec l’option d’un coup de semonce punitif et dissuasif. Je ne vois pas d’aspect positifs dans ce scénario, et certainement pas pour les Syriens. Si l’on cherche indirectement à défier Téhéran et son nouveau président Rohani avant que l’Iran soit capable de lancer sa première bombe nucléaire,qu’on le dise.

    Ce qui me paraît certain, c’est qu’avec une opération « punitive »,tous les foyers de tensions qui exigent négociations et compromis politiques , et principalement celui de l’Iran quant à ses capacités nucléaires militaires, de la Corée du Nord où l’ on a aussi besoin de la Chine, les relations avec le monde musulman que Barack Obama voulait améliorer,la relance périlleuse de pourparlers de paix israélo-palestiniens… bref,tous les « reset » lancés par Obama au cours de son premier mandat après l’échec des interventions décidées par son prédécesseur en Afghanistan et en Irak et la mégalomanie du bouclier anti-missiles risquent de n’être plus rien que tentatives avortées.

    Barack Obama, qui est attaché au principe de consultation avant de prendre une décision est-il devenu ,par une indécision apparente,l’otage de forces intragouvernementales ? John Kerry prépare t-il sa future élection présidentielle?

    Un monde multipolaire est plus complexe,plus dangereux,plus difficile à maîtriser et exige plus de sang froid et de négociation.

    Punir Damas si c’est le régime syrien? on peut commencer par saisir la CPI
    et demander à la Coalition nationale syrienne de s’exprimer avec unité et clarté.

    Quant à culpabiliser les abstentionnistes – vous laissez gazer des centaines de civils sans rien dire,donc vous êtes complices des atrocités de Bachar Al Assad,cette accusation est aussi sotte que la sémantique hollandaise du « Punir »…

  3. Je partage ton analyse et suis ton raisonnement : il nous reste l’isolationnisme = fermer les yeux, la bouche et les oreilles.
    Disons le clairement, même si cela n’est pas moral ou politiquement correct…Aujourd’hui :Je crois qu’il n’y a qu’une politique internationale…le repli sur soi : foin du droit d’ingérence, foin de la solidarité internationale …mais oui à la coopération (un vocable oublié), oui à ce devoir d' »indifférence », oui : assumons nos manquements

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