Les soubresauts de l’actualité concernant les indemnités auxquels ont droit les élus en cas de départ volontaire sont intéressants à plusieurs titres. Une polarisation remarquable émerge entre ceux, élus ou non, qui considèrent ces droits dus et légitimes, simplement par esprit légaliste soucieux de respecter ce qui est inclus dans la loi voire dans le « contrat » entre l’électeur et le mandataire (électeur qui a, c’est évident, pleinement conscience des avantages liés à la fonction lorsqu’il remet son bulletin de vote dans l’urne) et ceux, dont quelques élus, qui considèrent que ces droits sont d’un autre temps et qu’il est normal d’y renoncer, soit d’initiative, soit réglementairement. Les premiers déplorent le populisme d’une chasse aux élus axée sur l’argent, les seconds invoquent l’éthique dont le respect semble directement proportionnel aux effets psychologiques de la crise sur le contribuable.
Le monde politique a tranché : tous parlements confondus, il n’y aura désormais plus d’indemnités en cas de départ volontaire, sauf cas de force majeure. Au fédéral, le point faisait partie de l’accord de gouvernement, mais c’est pourtant un cas concret un peu plus spectaculaire que d’habitude qui a permis d’activer les choses : la révélation de l’indemnité de départ de Stefaan De Clerck, en principe due alors qu’il s’en va prendre la présidence du conseil d’administration de Belgacom, fonction elle-même dotée d’un salaire peu prolétarien. Il a donc fallu qu’un cas particulier émeuve l’opinion, par voie de presse et de réseaux sociaux interposés, pour que ce qui était hier admis sans problème devienne aujourd’hui insupportable. C’est un aspect remarquable de ce dossier : le monde médiatique et des réseaux sociaux, qui permet de partager la moindre information et de lui donner un retentissement choc, oblige les pratiques politiques à sortir d’une confortable discrétion et à se heurter au sens commun – ce qui ne se faisait, dans un temps pas si lointain, que par un détour vers la case judiciaire, comme l’ont montré par exemple les affaires de financement occulte des partis .
Car il s’agit bel et bien ici de sens commun : s’il n’y a guère de doute que la légalité de ces indemnités ne pose pas question, nul n’ignore que l’esprit de ces indemnités était de permettre à un mandataire sortant de rebondir une fois ses fonctions terminées, puisque le parlementaire ne possède pas de statut social – et donc pas de droit au chômage. L’indemnité n’était pas destinée à fournir un bas-de-laine à thésauriser. Elle n’était pas davantage faite, soit dit en passant, pour jouer au Père Noël en lieu et place de la collectivité. C’est pourtant cette solution qu’ont choisi Rik Torfs (CD&V) et Valérie Déom (PS), en acceptant les indemnités mais en les versant à des œuvres de leur choix. Cette solution « jésuite », qui ménage la mauvaise conscience de parlementaires sincèrement acquis à l’idée de l’anormalité de la chose mais peu résistants face à la tentation de se faire bons samaritains à la place de l’Etat-Providence, est à peine moins critiquable que l’attitude consistant à accepter ces indemnités pour soi-même. C’est bien la perception de cet argent qui pose question, et non l’usage qui en est fait ; fut-il bon et moral, le bon usage n’absoudra pas la nature litigieuse de sa source. Il est même moralement très injuste vis-à-vis de toutes les associations, et plus largement de tous les secteurs subsidiés par la collectivité, d’utiliser des indemnités auxquelles on pense sincèrement devoir renoncer pour s’octroyer le droit de favoriser de la sorte les associations les plus proches de soi.
Mais plus largement, c’est une autre question que ce débat ouvre : la politique doit-elle être une carrière ? Le débat sur ces indemnités émeut et touche le public d’abord parce qu’il porte sur des questions pécuniaires. A ce titre, on a raison de prévenir du populisme, qui prospère facilement sur l’emploi des deniers publics. Mais il ne faut pas se tromper de combat : ce qui nourrit le populisme, c’est d’abord le mauvais usage des deniers publics en lui-même, fût-il légal, et non le fait de le dénoncer. Car enfin, à écouter ces parlementaires sortants parlant de leurs « droits de sortie » alors que, comme M. De Clerck, ils déboulent dans une fonction pour laquelle 1) ils n’ont pas postulé 2) ils n’ont pas passé d’examen et 3) qu’ils n’auraient eu aucune chance d’obtenir sans l’existence d’une solide tradition de récompense des serviteurs de l’Etat, on se dit qu’il y a un sérieux problème d’auto-enfermement de la classe politique. Ce que nous vivons est aussi le fruit d’une sclérose : oui, nombre de mandataires politiques sont vraiment là pour faire carrière et passer toute leur vie au parlement, dans une fonction ministérielle, une province ou dans un cabinet. Et comme ça a toujours été comme ça ou presque, se disent-ils, on ne voit pas pourquoi il faudrait renoncer aux privilèges issus de cet état de fait- qu’il s’agisse de jetons de présence, de mandats d’administrateurs nommés pour des carnets d’adresse et non pour des compétences de gestion, ou pour des indemnités de sorties d’une valeur d’un appartement à la côte.
Or, à bien y réfléchir, il n’y a rien de moins évident que « carrière » et « démocratie » riment si bien ensemble. La démocratie représentative, dans la modernité, est le fruit d’une sorte de deuil : celui de la démocratie directe et de gouvernement par le peuple, sur le modèle de la volonté générale de Rousseau. Nous nous sommes résignés à une démocratie parlementaire car il est impossible en pratique que le peuple se gouverne lui-même. Nous savons donc, comme modernes, que le mérite de la démocratie n’est pas de gouverner comme le peuple le voudrait, car ce « peuple » est lui-même une fiction nécessaire visant à unifier le corps social durant le seul moment où il dispose de sa fameuse liberté – celui des élections. Le vrai mérite de la démocratie ne réside pas dans cette représentation, mais dans un fait beaucoup plus trivial : celui d’empêcher que ce soit toujours les mêmes qui gouvernent. Le seul avantage indiscutable de la démocratie, c’est l’alternance – et, en tout cas, sa possibilité à chaque élection. Car l’histoire montre que hélas, quel que soit le niveau, les hommes qui disposent indéfiniment du pouvoir finissent toujours par en abuser. Le fait que les mandats soient limités dans le temps : voilà le véritable mérite de la démocratie.
C’est dire que, de ce point de vue, les habitudes séculaires prises en Belgique, dont nous ne percevons l’anormalité qu’en temps de crise et au détour de quelques cas particuliers, se révèlent réellement problématiques. Est-il vraiment normal, d’un point de vue démocratique, d’être ministre durant vingt ans, parlementaire durant trente ans, ou cabinettard toute sa vie ? Comment empêcher, en ce cas, que les collusions, renvois d’ascenseur, émergences d’intercommunales Frankenstein, recasages de collaborateurs, procédures à moitié fantaisistes et indemnités de départ plantureuses prospèrent ? Une démocratie saine ne devrait-elle pas être en renouvellement constant de ses ressources humaines ? Ne serait-elle pas apte à se nourrir de personnalités qui vont et viennent de la société civile – et de la société tout court – et qui y retournent après un ou deux mandats ? Le rafraîchissement des idées et la lutte contre l’ensemble des abus ne passerait-ils pas par-là ?
Ce qui se cache réellement derrière ces affaire d’indemnités, c’est le défi d’une recomposition magistrale de la vie politique autour de principes, qui appelleraient que quelques hommes et femmes d’Etat courageux, tous partis confondus, s’attaquent à quelques réformes : véritable interdiction de cumul des mandats, limitation du nombre de mandats parlementaires et exécutifs (deux, par exemple), instauration d’un statut social pour les élus qui quittent leur fonction, etc. Du courage, il en faudra d’autant plus qu’il faudrait que les mandataires soient eux-mêmes les porteurs de réformes qui limitent leur pouvoir. Mais s’ils ne le font pas eux-mêmes, il est à parier qu’ils seront poussés tôt ou tard à le faire par une opinion de mieux et mieux et plus en plus vite informée, qui tressautera légitimement à chaque fois qu’un cas pratique exposera à la vindicte médiatique les contradictions de plus en plus flagrantes entre les privilèges et le bon sens.
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la démocratie ne doit pas être figée, ce qui était vrai au commencement quand seuls les aristocrates étaient parlementaires, assez riches que pour ne pas être rétribués, ont dû sous la pression du peuple et du fait de guerres partager le parlement avec des représentants du peuple, élus par une plus large majorité d’électeurs, qu’il fallait bien « salairiser », la démocratie s’est adaptée … La crise d’aujourd’hui fait émerger les abus d’habitudes prises en temps de prospérité, qui nécessite de la part de tous, électeurs autant qu’élus une conscientisation des faits, qui mènent aux changements nécessaires à la survie de la démocratie menacée tant par le populisme que par les particraties …
Bonjour Franois.
Je parcours avec beaucoup d’attention et de plaisir tes diffrentes analyses fines et pertinentes. Juste un petit bmol cette fois concernant l’orthographe (plutt mme coquilles). Mais c’est un ancien professeur de franais qui parle… Bien toi,
Yves Bastaits.
Je ne reviens pas sur les « parachutes plaqué-or » des parlementaires : le débat est (partiellement) clos.
Je ne crois pas à la démocratie directe, ni à son avatar « virtuel » : la « Cité » actuelle est trop complexe, pour se gérer dans l’immédiateté, un simple mouvement de doigt sur un clavier, qui, aujourd’hui, est de plus en plus virtuel…Voter, c’est au moins se déplacer « pour ça » !
Je ne crois pas non plus à la limitation dans la durée des mandats : les Ecolo’s l’ont pratiquée…et en ont tiré les conséquences.Interdire plus de deux mandats consécutifs conduit à une certaine « rénovation » des personnes, mais au prix de leur « inefficacité » : tout groupe humain complexe, comme notre société, demande des apprentissages, qui ne peuvent être enseignés : le temps, la durée, permettent d’être efficace…Le contre exemple, ce sont les élus « populistes » (de gauche/droite, peu importe) : ils viennent et trépassent de mort politiquement naturelle …par inanité.
Oui, il faut donc des parlementaires « professionnels »= qui en font leur profession…
Mais cette « profession » est ambiguë : elle demande à la fois proximité (être sur le terrain) et distance (légiférer demande un grand travail de connaissance et de réflexion, à l’abri des regards ): elle est soumise aux « humeurs » du peuple souverain, du parti et des « cercles d’influence »…Véritable quadrature du cercle…
Alors, quelques pistes : je suis pour le « temps béni » des piliers, des pôles, des systèmes politiques cohérents, dans une perspective dialectique dite et assumée…où l’élu représentait son « camp », s’appuyant sur un centre d’Etude, des cercles collatéraux connus : ce n’est pas la particratie (= du clientélisme), et la proximité.
La rémunération doit être attractive pour ne pas réserver la carrière politique qu’aux Nantis.
Les élus doivent être soumis au droit commun, sur le plan financier…ils doivent cotiser, tant sur le plan social que fiscal, aux mêmes taux, que ceux qu’ils représentent…et jouir des mêmes droits
Tout mandat lucratif, reçu de par sa fonction représentative, doit retourner à l’Etat.
Enfin , chaque parlementaire devrait faire devrait produire, chaque année un « rapport d’activité » qui compléterait la « déclaration de patrimoine » et des mandats, déjà existante : le WEB est un outil de « publicité= rendre publique », facile, et, pour le moment démocratique au niveau de média ..
Mais, ceci ne sont que des pistes, des voies de réflexion inabouties…
Une réforme de l’état belge en y incluant des possibilités de référendum et d’initiatives populaires sur le modèle de la Suisse permettrait sans doute aux réformes nécessaires en la matière d’êtres enfin appliquées.
« La démocratie représentative, dans la modernité, est le fruit d’une sorte de deuil : celui de la démocratie directe et de gouvernement par le peuple, sur le modèle de la volonté générale de Rousseau. Nous nous sommes résignés à une démocratie parlementaire car il est impossible en pratique que le peuple se gouverne lui-même. »
Impossible vraiment? Les technologies modernes et les exemples de pays comme la Suisse tendent pourtant à prouver le contraire…