Billet radio pour la Première (RTBF), 15 mars 2011 – Ecoutez le podcast – Voir sur RTBF Info
« Stupeur et tremblements », comme dirait la très nippophile Amélie Nothomb.
Stupeur, d’abord, devant ces images hypnotisantes de vagues d’eau et de boue qui emportent tout sur leur passage et rayent des villages de la carte.
Tremblements, ensuite, devant la menace nucléaire diffuse, presque invisible, elle, mais terrifiante. Intéressant, d’ailleurs, de noter que c’est ce que nous ne voyons pas qui nous effraie le plus : contrairement à la crainte des radiations, augmentée par le caractère flou des communiqués de presse japonais, le tremblement de terre, le tsunami s’imposent de manière violente, réelle, concrète ; on n’a pas le temps d’avoir peur. Contrairement au nucléaire, on sent aussi qu’il est vain de chercher des responsables ; nous n’en sommes plus à la querelle entre Voltaire et Rousseau lors du tremblement de terre de Lisbonne dont parlait Edouard Delruelle hier dans ce même micro. La nature a pris la place de la providence divine, mais nous savons aujourd’hui que personne ne nous punit. Il y a une partie de la nature qui reste hors de notre contrôle, tout simplement.
Quoique, pour certains, le sacro-saint principe de précaution a remplacé la providence ; pour ceux-là, nous paierions notre négligence vis-à-vis de Mère nature. Mais ce principe-étendard très en vogue – et assez conservateur, en fait – a lui-même d’étroites limites : comment prévenir par exemple tout risque de tsunami si ce n’est en interdisant de construire près des côtes, ce qui est évidemment impossible dans un archipel surpeuplé comme le Japon ? Évidemment que si personne ne prend sa voiture, nous aurons zéro tués sur la route ; mais au prix de quel renoncement ? En fait, nous sommes dans un risque calculé permanent entre nos moyens d’action et nos buts, ou, comme dirait mon comptable, entre notre passif et notre actif. Tout le débat se réduit à ce que nous choisissons de mettre dans l’une ou l’autre colonne. Mais il n’y a pas de risque zéro, comme dirait l’autre ; nous sommes en compromis permanent, et une fois sur 1.000, ce même risque qui nous permet de créer et de nous dépasser nous explose à la figure. Nous pouvons réduire la proportion, c’est tout ; ceux qui prétendent pouvoir l’annihiler vivent dans leur propre monde, ou font de la politique.
Le philosophe Hans Jonas a écrit que, depuis que notre technologie nous donne les moyens de nous autodétruire – il pensait surtout au nucléaire – nous étions comme humanité en demeure de nous munir d’un nouveau principe de responsabilité, basé non sur la faute et le dommage passés ou présents comme la responsabilité civile ou pénale actuelles, mais bien sur le devoir que nous avons vis-à-vis des générations non encore nées : celui de garantir leur existence, tout simplement. Jonas ajoute que ce nouveau principe de responsabilité doit s’ancrer grâce à une heuristique de la peur : en ce domaine de l’inconnu il n’y a que la peur qui soit une vraie source de connaissance, parce que la technologie est une « boule de neige » qui s’augmente et s’emballe par ses propres moyens, irrattrapable en soi.
C’est tout le problème de l’angoisse nucléaire actuelle : le principe de précaution en la matière, même géré par les Japonais (qui, niveau atome, en connaissent un… rayon), n’a pas tout anticipé : oui, on a prévu des centrales antisismiques, qui ne s’écroulent pas et même arrêtent leur réacteur, mais on n’a pas prévu que, une demi-heure après un tremblement de terre, une vague de 10 mètres pouvait endommager le système de refroidissement… C’est bête, hein ? Pas tant que cela ; ici, le principe de précaution ne pouvait pas anticiper le concours de circonstances, qui par définition aura toujours un coup d’avance sur notre imagination. Seules nos peurs sont à la hauteur du potentiel d’imprévu inhérent à nos technologies. Et, hélas, seuls les accidents rendent nos peurs réelles. Jamais un ingénieur ou un politique ne vous le dira publiquement, mais c’est ainsi.
Somme toute, notre stupeur vient de la nature qui se rappelle à nous, alors que nos tremblements proviennent de cette dérangeante contingence : il n’y a pas de risque zéro, il n’y a que des risques calculés. Il n’y a pas de modèle magique, comme il n’y a pas de prophète de génie : il n’y a que des hommes qui apprennent par essais-erreurs, et qui trouvent dans leurs tremblements d’aujourd’hui de quoi prévenir en partie leur stupeur de demain. Tout le reste n’est que littérature et idéologie.
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L’un de mes tableaux favoris et l’une de mes chansons favorites sur la même page. Bigre. Stupéfié, je suis. Mais point tremblant 🙂