Billet radio pour la Première (RTBF), 5 avril 2011 – Ecoutez le podcast
Arnaud, avez-vous remarqué quelque chose de changé, dans notre pays, depuis environ 250 jours ? Je veux dire, à part cette absence de gouvernement fédéral qui nous ridiculise aux yeux du monde ? Non ? … Eh bien nous avons un parlement. Je veux dire un vrai parlement, nature, sans additifs ni colorants.
Oui : nous, citoyens, sommes ingrats vis-à-vis du destin, et ne mesurons pas notre chance. Pensez donc : un parlement fraîchement élu, en législature d’affaires courantes perpétuelles, et dont les membres n’ont pas à faire campagne, parce qu’ils ne savent pas si leur réélection se jouera dans trois mois ou trois ans, ni d’ailleurs s’il y aura encore un parlement fédéral : n’est-ce pas là une configuration excitante ? Pas de majorité, pas d’opposition : juste un vortex inédit où les élus peuvent se lâcher sans la bride habituelle de l’exécutif. Le Parlement fédéral est, depuis quelques mois, une structure démocratique fascinante à suivre où plus aucun vote n’est prévisible à l’avance, où les arguments des uns et des autres peuvent réellement porter, où les décisions semblent provenir non de compromis de majorité mais bien des idées des membres, voire de l’impulsion des élus, en quelque sorte sortis de l’état domestique de la particratie et de la discipline de groupe, retournés à l’état sauvage des convictions politiques pures, simples – parfois simplistes, aussi, je vous l’accorde ; en effet le gouvernement ne peut plus faire amortisseur, et les sorties de certains parlementaires nous rappellent que le drame de la démocratie c’est que les compétences pour être élu et les compétences pour gouverner ne sont pas toujours réparties sur les mêmes esprits.
Toujours est-il que la crise en longueur a le mérite inattendu de faire redécouvrir que la fonction première des parlementaires n’est pas de critiquer ou de bénir ce que fabrique l’exécutif, auquel il est dans les faits d’habitude soumis par le jeu majorité-opposition, mais d’exercer le pouvoir législatif au nom de la nation. Non seulement rien n’empêche les parlementaires de rédiger des propositions de lois, mais en plus, dans l’esprit de séparation des pouvoirs chère à Montesquieu, ils en ont en théorie l’initiative. La nation c’est vous, mesdames et messieurs les députés et sénateurs, et pour la première fois depuis longtemps il ne vous est plus possible de vous réfugier derrière des paravents nommés « majorité » ou « opposition » pour refuser d’investir cette fonction – un pouvoir qui, en ces temps actuels qui voient se transformer l’appareil gouvernemental en administration exécutoire, n’est pas loin du devoir.
« Est souverain, écrivait le sulfureux juriste allemand Carl Schmitt, celui qui décide de la situation exceptionnelle ». C’est-à-dire qu’au-delà des textes, des grands principes constitutionnels, en pratique la nécessité fait loi, et révèle les états de force. Ainsi, depuis des mois nous assistons à une belle lutte de pouvoir entre un gouvernement démissionnaire grappillant l’air de rien de plus en plus de compétences de plein exercice, avec l’appui flagrant du Palais, et un Parlement sans majorité qui légifère selon des équilibres réels et mouvants selon les sujets…
Cette répartition des rôles, certes inopinée, certes contingente et en mouvement, est-elle si problématique ? Est-ce moins démocratique qu’avant ? Ce n’est pas si sûr ; la conception démocratique idéale donne en fait un rôle minimum à l’exécutif, le priant de se contenter d’administrer les choses en vertu de l’intérêt général, là où le législatif, en théorie, donne toutes les impulsions politiques au jour le jour. Cela fait peut-être 296 jours que nous n’avons pas de gouvernement, mais nous y avons gagné un parlement affranchi et qui nous rappelle avec fraîcheur son existence. J’en viendrais presque, mon cher Arnaud à espérer qu’on ne nous l’échange pas tout de suite contre la première sortie de crise venue.
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