2015, année du récit perdu

Chronique pour la Libre Belgique, 29 décembre 2015

annee

Nous sommes habitués à séquencer ainsi l’actualité selon l’année civile, repère aussi contingent qu’un autre. C’est ainsi que nous participons à nous construire, collectivement, une histoire : les événements eux-mêmes comptent bien moins, au bout du compte, que notre capacité à en trier un fil. Les événements ne font sens que parce que l’homme a décidé qu’il en serait ainsi. Le philosophe écossais David Hume, ainsi, avait mis en exergue cette accoutumance à la causalité des êtres humains. Prenant l’exemple fictif d’un être qui arriverait sur terre sans aucune expérience, il postule dans son « Enquête sur l’entendement humain » que celui-ci « observerait immédiatement, certes, une continuelle succession d’objets, un événement en suivant un autre; mais il serait incapable, par aucun raisonnement, d’atteindre l’idée de cause et d’effet, car les pouvoirs particuliers qui accomplissent toutes les opérations naturelles n’apparaissent jamais aux sens […]. Leur conjonction peut être arbitraire et accidentelle. Il n’y a pas de raison d’inférer l’existence de l’un de l’apparition de l’autre ». C’est parce que, comme individus, nous sommes accoutumés à la causalité que comme civilisation humaine nous sommes à ce point dépendant des récits. Nous nous racontons des histoires, non seulement pour décrire le monde mais pour le faire tenir.

Le développement des neurosciences tend à accréditer le besoin inhérent à l’homme de modéliser son rapport au monde en termes de récits : de « L’Odyssée » à « La Grande Vadrouille », le succès de la fiction dans toutes les civilisations s’explique par la connexion que cette dernière opère entre les destins individuels et un grand tout auquel nous avons toujours la réminiscence d’appartenir. La politique elle-même n’est-elle pas, après tout, qu’un large champ de représentation, visant à réconcilier récit individuel et récit collectif dans un rêve éveillé réédité à chaque élection, et nécessairement toujours déçu ? Ne votons-nous pas aujourd’hui sur des parcours, sur des histoires au moins autant que sur des idées ? Entre un Obama qui a fait de son élection un plébiscite sur sa biographie et la tendance des électeurs à privilégier les dynasties politiques, qui peut nier le poids, encore une fois, du fil du récit dans le circuit démocratique ?

Or, l’un des principaux défis contemporains est précisément dans le sentiment, de plus en plus largement partagé, de la difficulté de faire sens. Plus que jamais, les récits individuels semblent irréconciliables avec un récit collectif. Un grand nombre de nos problèmes trouvent une résonance à l’aune de cette grille d’analyse. Ainsi en est-il de ces jeunes gens qui ont cruellement endeuillé 2015 d’un bout à l’autre par les attentats qu’ils ont commis. Pour la plupart nés en Europe, ils sont sempiternellement décrits par leur entourage comme tantôt discrets, tantôt toxicomanes, petits délinquants mais en tout cas… « sans histoire ». Et tel est bien le problème. Même si aucune explication sociologique ne servira jamais d’excuse au meurtre, et encore moins au meurtre de masse, nous manquerions un élément clef de 2015 si nous ne nous interrogions pas sur la manière dont faire société avec ceux qui s’en sentent exclus au point de favoriser d’autres visions du monde, plus simples et radicales; des visions où puiser un tant soit peu de valorisation éphémère de leurs propres egos par une violence aveugle et suicidaire est devenu un choix possible.

En comprenant pourquoi, par nature, les humains sont des êtres de récits, il s’agira ainsi de se doter des moyens de se réapproprier le fil de l’histoire en un sens constructif. C’est là pleinement un sujet d’actualité. Hannah Arendt définissait la modernité comme la rupture définitive avec les traditions, l’autorité et la religion; devant se réinventer sans histoire, sans racines, l’individu, tenu d’assumer sa liberté et sa contingence, a tendance à rechercher le fil du récit là où il est disponible. Depuis plusieurs années, une série de jeunes se radicalisent, parfois tout seuls par le Web et au sein de familles athées, en se convainquant d’être les combattants d’une cause, c’est-à-dire en se raccrochant à un récit dont ils peuvent faire partie. L’enjeu visant à cerner le « soi » perdu et à lui rendre du sens par la création d’histoires nouvelles, assumant leur propre contingence, pourrait donc bien, au-delà de son intérêt épistémologique, s’avérer être un enjeu de civilisation.

Il faut tenter de reconnecter l’homme à ce dont il est issu, et l’inviter à découvrir des valeurs qui ne se réduisent ni à un ego surdimensionné qui ne trouverait son épanouissement qu’en lui-même, ni à un ego perdu dans l’abandon à la nation, à l’idéologie et au groupe, mais bien dans un « soi » qui trouvera la trace de sa valeur dans l’identification de la plus-value qu’il apporte à l’édifice construit en commun.

 



Catégories :Interventions & presse

7 réponses

  1. Très intelligente réflexion mais, hélas, difficilement accessible aux plus concernés.

    • C’est bien pour cela que nous avons grand besoin de médiateur du récit commun. Que nous avons besoins d’adultes qui traduisent en récits notre besoin d’être ensemble. Et, comme l’écrit si bien François De Smet, que chaque jeune puisse y trouver « la trace de sa valeur dans l’identification de la plus-value qu’il apporte à l’édifice construit en commun ». Arrêtons de demander aux jeunes (et aux adultes) ce qu’ils veulent, ce qui leur fait envie, … disons leur simplement que nous avons besoin d’eux et que cette parole soit vraie !

  2. rendre de l’espoir aux gens c’est devoir recréer l’Histoire et vice et versa !

  3. Je prédis une année 2016 absolument effrayante. Tous ceux qui ne sont pas droits dans leur bottes vont passer un sale moment.

  4. Je me suis toujours demandée comme nous avons trouvé la force de survivre à Auschwitz. Nous voulons un monde nouveau, il faut repasser par la case Auschwitz. Sinon Auschwitz prendra sa revanche. En psychanalyse, cela s’appelle le retour du refoulé. Tôt ou tard, le passé fini toujours par revenir.

  5. @ François : exercice difficile de [reconnecter l’homme à ce dont il est issu, et l’inviter à découvrir des valeurs qui ne se réduisent ni à un ego surdimensionné qui ne trouverait son épanouissement qu’en lui-même, ni à un ego perdu dans l’abandon à la nation, à l’idéologie et au groupe, mais bien dans un « soi » qui trouvera la trace de sa valeur dans l’identification de la plus-value qu’il apporte à l’édifice construit en commun]. A la fois tendre vers l’universel et à sa propre identité…Finalement, ce débat n’est jamais clos…sauf que le déclin des idéologies et de nos religions traditionnelles, joint avec l’illusion « communautaire » que véhiculent la société moderne et les réseaux sociaux, déchire plus qu’il ne construit…

Rétroliens

  1. 2015, année du récit perdu | Le blog de François De Smet | Boycott

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