Billet radio pour la Première (RTBF), 26 avril 2011
L’interdiction du voile intégral en rue, appliquée en France et en passe d’être adoptée en Belgique, donne lieu à un débat classique entre les partisans d’une interdiction généralisée et ceux qui, même s’ils n’apprécient pas spécialement le niqab ou la burqa, invitent à considérer le précédent dangereux que constituerait une aussi forte limitation d’une liberté d’expression religieuse. Ces derniers, pétris en général des meilleures intentions du monde, me paraissent pourtant abusés par un formalisme juridique s’engouffrant dans les brèches ouvertes par la précipitation politique, en manquant le fond du débat.
Il convient avant tout d’établir une différence de nature : le voile intégral n’est pas du tout une question de même nature que le hidjab, ou voile simple, qui laisse le visage identifiable. On peut aimer ou ne pas aimer le foulard, et considérer que c’est une question nuancée, qui ne se pose pas de la même manière dans la rue, à l’école, dans l’administration, etc. Bref, on peut considérer, en droit et en pratique, que le foulard est une question litigieuse, certes, mais négociable. En revanche, le voile intégral, instinctivement, paraît être une question non négociable et il convient d’expliquer pourquoi. Or, il faut le reconnaître : tous les partisans de la loi « anti-burqa » n’ont pas creusé la question beaucoup plus loin que leur sentiment d’indignation, ce qui fragilisera en effet dans sa forme juridique le dispositif choisi.
D’abord, de nombreux musulmans vous expliqueront que cette coutume tribale n’a rien d’islamique et que la qualification de cette pratique comme religieuse est déjà un débat en soi… Mais soit. Les juristes le savent, il ne revient pas aux autorités de dire ce qui constitue un rite religieux et ce qui ne le constitue pas. Actons donc, avec formalisme, que nous sommes au minimum en face d’une expression de conviction, protégée comme telle par la loi, la Constitution et les normes internationales. Les partisans de son interdiction essaient souvent de qualifier juridiquement le frisson d’horreur qui les parcourt lorsqu’ils croisent le chemin de ces femmes-fantômes. Cela les oblige à entrer dans une course aux arguments plutôt contingente : on invoque la convivialité, l’égalité hommes-femmes et en dernière instance, la sécurité. Du coup, et logiquement, les arguments d’émotion viennent s’écraser contre les digues des droits de l’homme, qui ont en connu d’autres.
Et cela est pourtant bien dommage, dans le cas d’espèce, car au fond le problème est simple et mériterait d’être posé tel quel : ce qui est en jeu, c’est la question de la pureté. Le visage humain est une surface juridique et philosophique qui ne se compare à nulle autre car il exprime toute l’humanité de quelqu’un. Le philosophe Emmanuel Levinas a fort bien exprimé l’idée que c’est par le visage que passe la sensation de la vulnérabilité de l’autre. C’est donc par le visage de l’autre que passe la responsabilité que nous avons vis-à-vis d’autrui. C’est par le visage de l’autre que passent les prémices de la moralité. Et donc, selon cette logique qui est celle sur laquelle, consciemment ou non, notre société est bâtie, empêcher a priori, fût-ce volontairement, l’échange des visages de manière permanente vise à réfuter toute possibilité d’interaction, de morale, d’intérêt de l’autre, donc de communauté.
Tel est le problème : c’est bien la possibilité même d’échange que nie le voile intégral. En bloc. Il nie que la moralité, la sociabilité puissent se créer par l’interaction. Il considère que le regard de l’autre – surtout si l’autre est masculin – souille par définition, que les créatures libidineuses que nous sommes vont nourrir des pensées fallacieuses au premier centimètre de peau perçu, et que la femme dévoilée en est responsable. Enfin et surtout, le voile intégral considère qu’il s’agit là d’un motif suffisant pour s’enfermer volontairement afin de rester pur. Voilà d’où vient le frisson qu’offre la vue d’une burqa ou d’un niqab : le visage recèle une valeur fondamentale qui ne se réduit pas au droit de le masquer par souci de pureté ; le voile intégral nie donc tout ce en quoi une société peut espérer investir pour être autre chose qu’un ensemble pluricellulaire atomisé, où les gens et les idées restent en vases clos, en réduisant au maximum les risques de contamination par les pensées ou les regards des autres.
C’est la raison pour laquelle ceux qui font l’analogie douteuse avec St Nicolas ou les Gilles de Binche ne convainquent pas : de bonne foi ou non, ils manquent complètement la question du motif, c’est-à-dire de la pureté, une pureté qui ne peut se concevoir que comme rejet radical de l’autre. Et cela est une pierre essentielle au débat juridique, car lorsque le motif de voilement intégral réside dans l’expression d’une idée qui dit : « Bonjour. Je vous méprise au point de vous juger indigne de voir mon visage. Mais j’ai le droit. Bonne journée », nous nous trouvons très précisément en face de motifs légitimes de limiter la liberté de religion au nom de la préservation de l’ordre et de la sécurité publics, de la morale ou la protection des droits d’autrui. Ou alors, il faut rester cohérent et d’urgence abroger la loi Moureaux contre l’incitation à la haine raciale, qui se base aussi sur le pari qu’inciter à la haine est condamnable en dépit de la liberté d’expression, parce que le racisme est une idéologie qui nie l’existence et la légitimité de l’autre comme autre, au nom d’une pureté à préserver. Il me semble défendable d’affirmer que le voile intégral, dans son essence, recèle une idée comparable.
Reste la question de la loi pénalisante et généraliste comme moyen adéquat. Là aussi, on se trompe peut-être sur la fonction réelle des outils. Quitte à choquer, osons supposer que le but premier d’une loi n’est pas d’être appliquée, mais de prescrire ou de proscrire, c’est-à-dire d’adresser un message social fort sur ce qui est positif d’adopter comme comportement dans une vision universalisable. La plupart des lois n’ont pas pour but de sanctionner des comportements, mais d’œuvrer à un monde où les infractions visées seraient moins commises. Alors, certes, peut-être la loi « anti-burqa » n’est-elle pas le meilleur des outils pour délivrer ces femmes de leur univers mental. Certainement, aurait-elle mérité plus de débat et moins d’urgence. Pourtant, avec la meilleure volonté du monde, j’avoue avoir du mal à partager les scrupules académiques ou d’ONG face à une loi exprimant au nom du corps social l’idée que le voile intégral pose par définition un problème à l’interaction minimale nécessaire entre individus au nom d’une pureté revendiquée. Une pureté dont l’essence fondamentale ferait pâlir de terreur les rédacteurs des premières déclarations de droits de l’homme – surtout s’ils savaient que certaines de leurs ouailles entendent en fournir la protection et le cadre en leur nom.
Confucius disait que l’expérience est une lampe qui n’éclaire que le chemin déjà parcouru. Il m’arrive de songer que certaines applications à œillère de droits de l’homme est comparable à ces lampes qui avancent dans le noir : la foi dogmatique que l’on leur prête néglige que le fait a toujours précédé le droit, et qu’il y a parfois, au-devant de ces lumières qui n’éclairent que ce que nous connaissons, des obscurités masquant des gouffres.
Sur le même sujet, mais avis divergents:
Les dangers de la loi anti-burqa (opinion parue dans la Libre Belgique)
Voile intégral: un précédent dangereux (Blog de Henri Goldman)
Sur le même sujet sur ce blog :
Voile: dépasser le symbole ou en rester prisonnier
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Monsieur François De Smet, je vous remercie pour vos réflexions développant votre vision des sociétés humaines en général et de la laïcité en particulier. Votre point de vue concernant ce qui devrait légitimement fondé l’interdiction du voile intégral est très intéressante. A la suite de ce billet radio de 2011, j’ai aussi eu le privilège d’écouter l’une de vos interviews, plus récente je pense, intitulée « Vers une laïcité dynamique » dans laquelle vous affirmiez notamment que:
« (…) à partir du moment où vous n’avez pas de visage en face de vous, « vous » marquez une telle opposition, une telle coupure avec la société (…). Il faut s’intéresser au problème le plus difficile, philosophiquement : les gens qui très librement se coupent de l’univers. Cela renvoie à un modèle de pureté qui fait peur. C’est encore l’idée qu’il y a quelque chose de pur et d’impur, qu’il faut s’arracher à un monde qui n’est pas pur et « je » m’en préserve en ce compris au niveau de mon apparence. (…) Si vous autorisez des gens à être complètement voilés et à circuler, cela veut dire que vous acceptez que des sociétés parallèles vivent (…), vous acceptez que plusieurs mondes cohabitent et se chevauchent, vous acceptez une idée de la pureté qui a priori me fait peur. C’est là la faiblesse éventuelle des droits de l’homme qui sont une idéologie relativement neuve, qu’il faut évidemment sauvegarder, il faut se battre pour, mais qui n’anticipe pas forcément les conséquences que les meilleures intentions peuvent parfois donner. Si on vient nous dire que respecter, que tolérer les gens en niqab ou en burqa est tout à fait respectueux des droits de l’homme, cela veut dire qu’on accepte que les droits de l’homme acceptent l’idée que des sociétés aient des ghettos culturels se développent, ce qui à termes est mauvais pour les droits de l’homme parce que les gens qui se « ghettoïsent » finissent toujours par rétablir leur propre monde, leurs propres normes et par avoir, par définition, moins de respect pour les gens qui ne respectent pas ce monde. Et donc, ils (ndlr les gens qui se « ghettoïsent ») se privent de cette capacité de réciprocité et de métissage qui sont, pour moi, les deux conditions d’une laïcité dynamique. »
Vous dites donc dans cette interview plus récente: « les gens qui se « ghettoïsent » finissent toujours par rétablir leur propre monde, leurs propres normes et par avoir, par définition, moins de respect pour les gens qui ne respectent pas ce monde » (ndlr vous vouliez plutôt dire ici je suppose « moins de respect pour les gens qui ne se revendiquent pas de leur monde »).
Qu’est-ce qui vous permet de vous montrer aussi catégorique à propos de telles gens?
Par ailleurs, il me semble qu’affirmer comme vous le faites que le port de la niqab ou de la burqa priverait une personne de ses capacités de réciprocité et de métissage au sein d’une société, la priverait de sa capacité à jouer un rôle interactif dans cette société est très réducteur vis à vis d’une telle personne.
La possible absence d’interactions des visages ne paraît pas, en tant que tel, être en mesure d’empêcher les personnes de pouvoir établir des dialogues respectueux à l’échelle d’une société.
Je ne vous suis donc pas du tout sur sur votre reprise de la symbolique du visage (Emmanuel Levinas), surtout que cela vous mène apparemment à craindre ce que vous imaginez être la représentation du monde (ou des mondes) des gens qui se couvre le visage.
Votre peur disparaîtrait-elle si leurs visages se découvraient?
Le mystère de ce qui est caché semble ainsi être à l’origine de votre peur. Obliger une personne à toujours montrer son visage en tout lieu public où elle est susceptible de potentiellement vous rencontrer serait-il de nature à atténuer la peur que vous nourrissez quant au mystère de l’apparence du visage de cette personne et quant à votre difficulté de pouvoir envisager une communication avec elle sans pouvoir vous appuyer sur les expressions de son visage?
La personne qui se voile le visage au sein de votre société devrait-elle ainsi se considérer comme redevable envers ses concitoyens (dont vous faites partie) pour la peur qu’elle crée en vous et pour « refuser » par la même occasion de vous rassurer quant aux représentations du monde (ou des mondes) que votre imagination lui prête à cause du voile qui lui couvre le visage? Si oui, comment envisager une saine réciproque? Comment pourriez-vous vous aussi rassurer cette personne sur les peurs éventuelles qu’elle pourrait nourrir à votre encontre malgré (ou à cause de?) les expressions de votre visage peut-être?
Sauf à prendre ses illusions pour des réalités, un visage humain, dévoilé ou pas, peut-il réellement nous dévoiler tous les mystères et toutes les vulnérabilités qui font partie de l’humanité d’une personne, de tout ce qui la constitue comme de l’usage de toutes ses libertés?
Monsieur De Smet, je vous remercie encore pour ce billet et pour l’interview que je mentionne (voir ici le lien vers le fichier audio de cette interview) en particulier et pour vos billets en général.
Bonne continuation.
Amaury
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