Billet radio pour la Première (RTBF), 3 mai 2011 – Ecoutez le podcast
Ken a épousé Barbie. « Ouf », sommes-nous nombreux à nous dire. Elle a dit « I will ». On va enfin pouvoir passer à autre chose. Ceux qui comme moi avaient espéré que se passe quelque chose d’intéressant – Kate changeant d’avis, plantant William devant l’autel comme deux ronds de flan et s’enfuyant à larges enjambées au bras de l’archevêque de Canterbury, par exemple – en furent pour leurs frais : tout s’est bien passé. C’est-à-dire qu’il ne s’est rien passé.
Comment ne pas s’hypnotiser, toutefois, devant la liesse populaire qui, de Westminster à Buckingham, s’est agglutinée durant des heures pour assister à un double « canard » du haut d’un balcon ? D’habitude, les voyeurs espionnent leur proie à l’insu de celle-ci. D’habitude, les exhibitionnistes s’imposent au corps défendant de leur public. Alors, quand les uns et les autres peuvent s’unir dans un tourbillon consensuel, on aurait tort de se priver.
Certes, me répliquera-t-on, mais arrêtez d’être cynique ; ils ont l’air si heureux, ces serviteurs de sa Majesté, de célébrer le bonheur d’une monarchie appelée à continuer sa reproduction. Eh bien oui, et c’est tout le problème. Comment vous dire ? C’est qu’on les envierait presque, ces sujets heureux d’être sujets. C’est si réjouissant, de voir des gens qui ne se posent pas de question, dans le tourbillon continuel de doutes qu’est notre monde aujourd’hui. C’est la continuité que l’on est venu célébrer. Dans un ouvrage célèbre, l’historien britannique Ernst Kantorowicz a développé de manière très illustrée la manière dont les « deux corps du roi » se sont cristallisés durant le Moyen Age. En gros, le principe de la monarchie héréditaire vise à assurer la continuité du pays elle-même, considérant que le corps physique du roi n’est qu’un lieu de passage du corps mystique, d’inspiration christique, qui perdure dès le moment où le corps physique meurt. « Le roi est mort, vive le roi » : en éliminant tout doute sur la succession du pouvoir, les royaumes en constitution assuraient leur propre sécurité, se mettant à l’abri de la contingence, et donc de la violence, qui s’empare de toute société dès que le pouvoir est à prendre.
Alors, d’accord, on rigole devant Kate et William, couple en papier glacé tridimensionné, icône ambulante pour petites filles se rêvant en princesses au bras d’un soldat de plomb tout droit sorti d’une boîte de biscuits. Mais comment ne pas relever le contraste entre cette foule en délire agitant l’Union Jack et le fait que la plupart des démocraties sont entrées dans l’air du doute : la France se perd dans son identité nationale, l’Italie se berlusconise, l’Irlande, la Grèce, le Portugal sont à vendre, et comme je ne suis pas masochiste je vous épargnerai cette semaine un commentaire sur l’état de la Belgique.
Question démocratiquement incorrecte : les monarchies constitutionnelles s’en sortent-elles mieux que les Républiques, dans ce grand tohu-bohu de précarité identitaire, où nous souffrons de sociétés mondialisées, sans repères, sans idéaux, essoufflées par la perte de contrôle du politique, et qui ont fait leur deuil d’un roi ou d’un modèle idéal, au profit du bonheur individuel ? Pas sûr. Mais chacun se soigne comme il peut. Le mariage du prince héritier, ce n’est que cela : une immense thérapie de groupe, promesse d’avenir du Royaume-Uni par le biais d’une dynastie tout simplement millénaire. Un mariage princier, c’est comme une communion, un baptême, une rupture du jeune, une élection du roi des bleus, une ducasse de Ath : ce sont des rituels de la continuité, qui attestent que la vie continue, et que tout cela a un sens. Oh, ce n’est que de l’effet placebo, évidemment. Cela n’a que le sens que l’on lui donne, et seul l’effet d’entraînement collectif offre une impression fugace de transcendance et d’éternité. Mais même le plus athée des républicains doit s’y résoudre : il y a là-derrière un besoin que le politique sans hérédité ni décorum peine encore à remplir.
Pour le dire autrement, telle est la vérité dérangeante : le peuple veut un Roi. Parce que le peuple veut rêver. Je n’ai pas dit que c’était une bonne nouvelle. Mais on aurait tort de considérer que ce rêve est fait seulement de paillettes, de fastes et de frasques. Il traduit d’abord un besoin de lutter contre la finitude. Et ce besoin-là, lui, est à prendre au sérieux.
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