Des armes, des regrets et des impératifs non catégoriques

Billet radio pour la Première (RTBF), 1er mars 2011 – Ecoutez le podcast

Ah, le bon vieux débat sur les licences d’exportation d’armes… Il semblerait, si j’ai bien compris, que vendre des armes, en soi, c’est bien, sauf à des régimes non fiables et non stables qui pourraient s’en servir un jour contre leur peuple. Belle hypocrisie : les pays démocratiques et stables formant, à la grosse louche, un tiers des pays du monde, tout le monde saisit que la FN aura du mal à faire ses marges si on la prive du marché flottant des dictatures fréquentables à géométrie variable.

L’un des arguments des armuriers, syndicats compris, est de ne pas se montrer plus restrictif que les autres pays européens, sous peine de se tirer une balle dans le pied en perdant, seuls, des marchés au nom de l’éthique. C’est un argument intéressant à relever parce qu’il est employé tout le temps : si nous sommes les seuls à y aller, ça ne servira à rien et nous coulerons. On l’a entendu pour les exportations d’armes, pour les normes environnementales, pour la taxe Tobin, pour la compétence pénale universelle… C’est un argument qui semble frappé au coin du bon sens alors que, pourtant, il conduit à sacraliser l’immobilisme et condamne à ne réformer qu’en temps de crises, lorsque le bouchon saute.

Attendre qu’un comportement soit universel pour y adhérer revient à refuser tout engagement moral engendrant un risque. Il n’y aurait jamais eu d’abolition de l’esclavage, s’il avait fallu attendre que tous les États esclavagistes l’abandonnent en même temps. On couperait toujours des têtes en Belgique, s’il avait fallu attendre que le monde supprime par consensus la peine capitale. Même en Europe on l’a compris ; il n’y aurait pas d’euro, plus simplement, s’il avait fallu que tous les États membres avancent en même temps… et, naturellement, il n’y aurait jamais eu de démocratie, si on avait du attendre qu’elle soit mondiale. Notre monde a pris des accents si complexes, est pétri d’intérêts et d’interactions si différentes que, pragmatiquement, nous adhérons à la techniques des petits pas : il faut avancer avec ceux qui veulent avancer avant de se préoccuper de l’universel.

Oh, cela ne prive pas de toute réflexion sur l’universalisation de ses choix : simplement, l’absence de perspective raisonnable de voir une attitude dupliquée à grande échelle ne peut constituer une excuse morale suffisante de ne pas adhérer à un comportement qui, en lui-même, a une portée universelle. Le philosophe Emmanuel Kant a énoncé un impératif catégorique devenu célèbre : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle ». Kant ne dit pas qu’il soit nécessaire d’espérer pour entreprendre ; se doter d’une attitude qui ait un sens universel, cela veut dire tout sauf se réfugier derrière le paravent de l’universel pour ne pas agir.

Et pourtant, c’est ce que nous faisons la plupart du temps : nous refusons les engagements éthiques qui nous isoleraient du reste du monde, en sous-estimant la capacité d’entraînement qui serait celle d’une attitude d’avant-garde courageuse, en refusant de parier sur l’élan universel, l’effet domino sans lequel, finalement, personne n’oserait jamais bouger… Alors, c’est lorsque la digue craque d’un coup, lors des catastrophes, que nous agissons vite, trop vite : on attend la crise bancaire pour tenter de réformer la finance et les paradis fiscaux, on attend que M. Kadhafi tire sur son peuple avec nos armes pour durcir leur commerce en moins de deux jours, on prend à la va-vite des mesures pénales dans l’élan d’un fait divers… Triste constat, en vérité, que de voir que notre éthique, qui n’arrive pas à se faire rattraper en temps normal par notre raison, se fait si facilement doubler en temps de crise par nos émotions.



Catégories :Chroniques Radio

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