Les fantômes de Srebrenica, les vivants de Benghazi

Billet radio pour la Première (RTBF), 31 mai 2011  

Ratko Mladic a enfin été arrêté. L’ancien commandant en chef des forces serbes de Bosnie va rejoindre Radovan Karadzic, l’ex leader politique, au tribunal de La Haye. C’est un événement considérable pour la justice internationale, et le fait qu’il survienne un mois après l’arrestation « définitive » d’Oussama Ben Laden par les forces américaines offre une vision de décalage plutôt intéressante… car ici, précisément, « justice va être faite ». Mladic est directement responsable du dernier génocide perpétré en Europe. Le massacre de Sebrenica, qui a vu plus de huit mille hommes froidement exécutés en masse, restera une tache de honte sur notre conscience collective.

Et c’est bien également ce que cette arrestation permet de nous rappeler, douloureusement, à nous Européens. Où étions-nous en juillet 1995 pendant que le général Mladic faisait séparer les hommes de leurs femmes, et les faisait conduire vers des fosses communes ? Où étions-nous pendant que les casques bleus de l’ONU, humiliés, abandonnaient la ville à son sort ? Et plus largement, qu’avons-nous fait durant ces quatre interminables années de guerre, pendant que les snipers descendaient les habitants de Sarajevo, dans une région limitrophe de l’Union, coincée entre l’Italie et la Grèce, et que les journaux nous abreuvaient d’images de notre propre impuissance ? Où étions-nous, nous qui fument si prompts quelques mois plus tôt à aider les États-Unis à déloger Saddam Hussein du Koweït ?

Nous sommes marqués par la culpabilité d’avoir laissé ce conflit dégénérer en guerre ethnique, et nous compensons ce sentiment par le martèlement d’une Justice internationale bien nécessaire, certes, mais qui s’exécute avec un goût amer et un refoulement proche de l’amnésie. Certes, pour établir des tribunaux pénaux internationaux pour juger les génocidaires du Rwanda ou d’ex-Yougoslavie, nous sommes champions. Mais lorsqu’il faudrait avoir le cran d’intervenir pour empêcher les massacres qui donneront à ces tribunaux des raisons d’exister, là, il n’y a plus personne.

Pourtant, le traumatisme change nos attitudes. Srebrenica nous hante, au point qu’aujourd’hui ce sont ses fantômes qui guident de nombreux choix : l’intervention militaire en Libye, ainsi, était clairement dictée par le souci d’éviter à la ville de Benghazi le sort de Srebrenica. C’était bien cela, souvenez-vous, le déclencheur ; les Occidentaux n’ont pas voulu assister à la répétition d’un massacre urbain de civils dans une zone dépendant de leur sphère d’influence. C’est la raison pour laquelle, malgré l’improvisation de la guerre contre Khadafi, on a parfois du mal à rejoindre ceux qui pensent qu’il ne fallait pas intervenir en Libye car cela revenait obligatoirement, disaient-ils, à choisir un camp, celui des rebelles. Je suis perplexe. Empêcher un massacre, est-ce un choix aussi réducteur que de parier sur un cheval ? N’est-ce pas le même genre de scrupule protégeant le bon droit international des guerriers contre la méchante ingérence étrangère qui nous amène à ruminer nos échecs et nos charniers à La Haye aujourd’hui ? N’est-ce pas le même souci de ne pas, surtout pas choisir de camp qui a conduit à abandonner Srebrenica à des gabarits style Mladic, qui n’entendent que le mot « faiblesse » à chaque fois qu’un émissaire cravaté vient lui parler de « diplomatie » ?

Nous ne savons pas où nous allons en Libye, c’est vrai ; mais nous savons où nous ne voulons plus retourner – à Srebrenica. Refuser l’inacceptable, cela manque peut-être d’idéologie, de préparation ou de panache, mais cela empêche l’abstention coupable. Il arrive que choisir, cela revienne juste à opter pour la moins mauvaise solution. Gouverner, ce n’est souvent que cela.



Catégories :Chroniques Radio

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