Billet radio pour la Première (RTBF), 24 mai 2011 – Ecoutez le podcast
Prudence, turbulences, décence, présomption d’innocence… pauvre France. Pauvre France en plein processus de deuil, et où il est impossible depuis 10 jours de dire quelque chose de compassionnel sur Dominique Strauss-Kahn sans passer pour un affreux misogyne dépourvu d’empathie pour les femmes victimes de maltraitance ; pauvre France en pleine introspection, où il est impossible de prendre le parti d’une victime présumée sans se voir reprocher une complicité naïve à un complot visant à abattre l’espoir présidentiel de la gauche.
Pendant la libération sous caution, le traumatisme continue, et pour cause : il y a pour l’heure au moins deux vérités en présence, et elles sont toutes les deux invraisemblables. Il paraît invraisemblable qu’un homme aussi brillant que DSK ait pu se croire à ce point au-dessus des lois qu’il se soit jeté sur une femme de chambre comme le plus minable des prédateurs sexuels. Il est encore plus invraisemblable que celle-ci soit l’outil d’une machination ourdie par on ne sait qui ; la théorie du complot apparaît ici, une fois de plus, comme un ressort intellectuel surgissant en cas d’événement traumatique dépassant notre cadre de référence habituel, afin de rendre rationnel et explicable ce qui paraît fou. En l’occurrence, il faut réconcilier l’image d’homme respectable, compétent et providentiel de DSK avec les faits tels qu’ils sont relatés pour le moment. La théorie du complot permet de réduire la fracture, de ramener du rationnel, de solidifier le refus de l’inacceptable.
Bref, on comprend que les commentateurs prennent des gants : impossible de prendre position, visiblement, sans risquer de passer pour un idiot a posteriori. Notons tout de même que la défense de DSK participe à entretenir le flou : à ce jour, on ne connaît pas la version de l’ex-directeur du FMI. Il se contente de nier les charges. C’est-à-dire qu’on ne sait toujours pas s’il prétend ne pas avoir rencontré du tout la femme de chambre, ou s’il s’apprête à défendre l’idée d’un rapport consenti. Or, sans prendre parti, on ne peut interpréter ce silence que comme une attente de DSK et de ses avocats : ils attendent de savoir ce que l’accusation a en main, ils attendent le contenu des résultats d’expertises médicales pour échafauder un scénario qui cadre avec les faits. Et cela, objectivement, n’incite pas à l’optimisme.
En attendant, nous sommes en présence de deux hypothèses difficilement admissibles pour la raison. Connaissez-vous le rasoir d’Ockham, mon cher Arnaud ? C’est un principe de raisonnement édicté au 14ème siècle par un philosophe franciscain, Guillaume d’Ockham, et qui énonce que « les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité ». C’est-à-dire, plus simplement, que lorsqu’on teste des hypothèses pour expliquer un phénomène, la plus simple des explications est très souvent la plus vraisemblable, et que multiplier les digressions éloigne de la vérité.
Certes, il ne s’agit pas d’un principe absolu, plutôt un outil de réflexion ; ceci étant, en l’occurrence, quelle solution paraîtrait la plus simple ? La machination politique, la femme de chambre nymphomane et versatile, ou l’agression sexuelle ? Le rasoir – et les statistiques – plaideraient pour la dernière, d’autant que ce qui empêche pour l’instant de s’y résoudre, ce n’est pas tant la réflexion que l’émotion. Imaginez qu’une dépêche de presse nous apprenne qu’un haut fonctionnaire brésilien, américain ou indien de la Banque mondiale ou de l’ONU (bref un inconnu pour notre sphère médiatique) soit poursuivi pour agression sexuelle sur une femme de chambre ; personne ici ne songerait une minute à invoquer le complot. Pour la même raison que les Américains trouvent l’idée absurde dans le cas DSK : ne connaissant pas l’individu, n’ayant pas développé de rapport médiatique, émotionnel et empathique avec lui, nous n’aurions pas de raison de douter a priori de la victime… en d’autres termes nous n’aurions pas de raison de devoir penser la multitude là où a priori elle n’est pas. Alors qu’accepter l’actuelle simplicité de l’affaire DSK, en France, en revanche, c’est faire le deuil de beaucoup de choses : la respectabilité des élites, la confiance dans les hommes de pouvoir, la complaisance envers la violence faite aux femmes…
« Les faits sont têtus » disait Lénine. Pour contrer le rasoir d’Ockham, DSK et ses conseils devront invoquer la multitude, la complexité, la nuance, les ombres afin de montrer que les faits ne sont pas ce qu’ils semblent être. Montrer la machination si elle existe, prouver sa possibilité si elle n’existe pas. Combat naval ou tour de magie. Dans les deux cas, c’est une sale guerre qui commence.
Catégories :Chroniques Radio
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