Injonction paradoxale

Paru dans Migrations Magazine (numéro 4 – printemps 2011)

Migrations Magazine printemps 2011

Moi, j’aime bien les crises de l’accueil.

Pas par sadisme, bien sûr. Ni pour le plaisir pervers de voir une agence de l’État sommée par la Justice de soutenir massivement l’industrie hôtelière de notre pays, évidemment. Mais j’aime les « crises » parce qu’elles constituent les seuls entrebâillements de porte par lesquels la question migratoire s’invite dans les consciences individuelles.

C’est vrai, quoi : si ces pauvres demandeurs d’asile ne se retrouvaient pas à la rue en plein hiver, s’ils ne rompaient pas de temps à autre avec cette saine habitude de nous offrir le bénéfice de leur invisibilité usuelle, en s’invitant dans nos débats éthiques d’arrière-garde à l’apéritif du réveillon, saurions-nous encore qu’ils sont là ? Nenni, voyons. Lorsqu’il s’agit de l’Ukrainien venu refaire la salle de bain, ou de la famille sierraléonaise installée à côté dont les enfants s’entendent si bien avec les nôtres, il n’y a pas de « crise de l’accueil », il y a du « dialogue des cultures ». Le vernis résiste et empêche de voir la réalité telle qu’elle est tout en sachant qu’elle n’est pas ce qu’elle est mais sans se voir sommé par la réalité de la voir comme elle est – si vous me suivez toujours.

Hélas, lors des « crises de l’accueil » le trop-plein est là, inéludable, et, aussi inexorablement qu’une file de 25 personnes dans un bureau de poste bondée énervera le plus zen des moines taoïstes, ce trop-plein fait disparaître d’un seul coup notre patience, notre tolérance et – bien plus grave – notre réflexion. Le carrousel aux amalgames se met irrésistiblement en marche et fait tourner, en un joyeux mélange, migration, asile, regroupement familial, intégration, nationalité – la confusion se trouvant renforcée, il faut hélas le dire, par quelques sorties politiques encourageant le raccourci. Le tohu-bohu ainsi provoqué, par cette formidable tension paralysante entre le populisme des uns et l’angélisme des autres, rend évidemment aléatoire toute solution proprement politique.

Alors, oui, les crises, ça permet de faire un peu de pédagogie de masse et de faire avancer le débat, parce que dans le monde qui est le nôtre, seule l’urgence s’impose, seule nécessité fait loi. Cela seul permet d’interroger les absurdités du système : les nuits d’hôtel par manque de place, certes, qui constituent le spectaculaire sommet émergé de l’iceberg… mais aussi, par exemple, les cours de français et de néerlandais offerts à des demandeurs d’asile dont seule une faible proportion obtiendra un statut de protection internationale. Absurde, sauf à considérer que l’État anticipe déjà sur le fait que ces gens se trouveront dans la nature, ne rentreront pas chez eux, et qu’il est donc légitime, quitte à les enfermer, de leur offrir les meilleurs « outils » pour la vie dehors. Il en est de l’accueil comme des autres aspects de la politique migratoire : comme il n’existe pas de politique claire, qui développe une attitude prévisible vis-à-vis du demandeur d’asile ou de tout autre migrant – que cette attitude soit ouverte ou non, ce n’est pas la question ici – l’État exprime des messages de compromis dont l’opacité et la contingence n’échappent à personne, et surtout pas aux premiers concernés. Au bout du compte, cela ne garantit ni la connaissance loyale par les migrants sur ce qu’ils peuvent ou non espérer de notre pays (car puisque c’est contingent, chacun a sa chance) ni le respect des droits fondamentaux les plus élémentaires (puisque la contingence permet aussi à l’État, en la matière, de se réfugier derrière des obligations de moyens et non de résultats).

Qu’est-ce qu’une crise, après tout ? Une excroissance anormale dans un fil, un registre supposé, lui, normal. Est-il impolitiquement correct de souligner, pourtant, que notre système d’accueil lui-même échappe déjà à une relative normalité ? La politique migratoire en général est sur le mode de ce que les sociologues nomment le « double bind », c’est-à-dire le discours paradoxal où un interlocuteur – le demandeur d’asile en l’occurrence – reçoit des injonctions contradictoires d’un autre (l’État) par manque de consistance du projet. Dans l’accueil des demandeurs d’asile, il n’y a pas vraiment de crise ; il y a mise en lumière occasionnelle, lorsque le vernis craque, des incohérences systémiques de notre politique. On accueillera avec joie le jour où le politique aura troqué l’art du compromis usé contre le bénéfice de la clarté. Les intérêts de l’État et les droits des migrants auraient même, osons-nous parier, tout à y gagner.

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