Billet radio pour la Première (RTBF), 14 juin 2011 – Ecoutez le podcast
Que ce soit en temps de campagne électorale ou en temps « normaux », les sondages d’opinion rythment le Landerneau politico-médiatique et nous offrent au jour le jour de rassurantes balises. Nouveaux Oracles offrant une fenêtre sur un avenir possible, ils permettent de préparer cet avenir. Mais peut-être le pouvoir des sondages est-il encore plus puissant. Peut-être que nous ne pouvons plus nous en passer parce qu’ils ne font pas que nous renseigner, ils créent et formatent notre vision du réel.
Prenons tous ces sondages prédisant l’arrivée de Marine Le Pen au second tour de la prochaine élection présidentielle française. Sans trop se mouiller, on peut avancer que ce séisme annoncé poussera tout le monde, à droite comme à gauche, à limiter les candidatures, à éviter de se voir reprocher la responsabilité d’avoir favorisé une telle engeance, même si ce sera sur un processus de distillation de plusieurs mois. Donc, paradoxalement, le succès annoncé de Mme Le Pen mobilisera les énergies pour éviter un nouveau 21 avril et aboutira sans doute à ce qu’elle soit battue au premier tour. En effet, le 21 avril 2002, lui, nécessitait pour se produire la surprise, l’imprévisibilité, donc le relâchement des électeurs.
De même, au niveau micro de notre plat pays, il suffit de voir se multiplier les sorties politiques pendant les périodes supposées de sondages, comme par exemple le baromètre trimestriel de la Libre, pour mesurer leur importance non simplement en termes d’information mais surtout en termes de rapport de force futurs : entre les partis bien sûr, car ils déterminent qui a intérêt ou non à voir provoquer de nouvelles élections, donc le poids des uns et des autres en négociation, mais aussi au sein des formations elles-mêmes, où la popularité des uns et des autres crédibilise, renforce ou affaiblit les positions des chefs, des notables ou des jeunes loups.
Il est donc légitime de se demander si les sondages formatent les esprits, en poussant les électeurs à s’inscrire dans une tendance attestée. Le problème des sondages, c’est leur effet placebo : la montée en popularité de tel parti ou de tel homme politique crédibilise ce parti ou cet homme, donc renforce son attractivité envers les gens qui n’ont pas d’opinion. Rien n’est plus puissant que l’effet d’entraînement. Vous ne me croyez pas ? Arrêtez-vous rue neuve en regardant fixement la façade à cinq étages au-dessus de vous, vous verrez très probablement se former une mini-assemblée autour de vous regardant dans la même direction, pour tenter de comprendre ce que vous regardez. Nous fonctionnons d’abord par « boule de neige », par capacité d’entraînement et d’adhésion – puis par rejet de ce que les autres acceptent ; se construire une personnalité, c’est se libérer de l’un et de l’autre.
Nous ne pouvons pas être spécialistes sur tout, alors nous avons une disposition a priori à suivre non pas la masse, mais le mouvement, parce qu’on part du postulat inconscient qu’au moins on ne se trompera pas tout seul. Car au fond, on nous vend les sondages selon le postulat que tout le monde a une opinion, et qu’il suffit d’aller la récolter. Et si les choses étaient plus simples et plus dramatiques ? Et si la plupart des gens, en réalité, n’avaient aucun avis sur le sujet sur lequel on les interroge avant qu’on leur pose la question ? Et si donc c’était la question qui créait la réponse ? C’est parce que je vous demande votre avis sur les pesticides, les centrales nucléaires ou Bart De Wever que vous allez réfléchir à la question et vous faire une idée sur ces sujets, et plus vite que ça, espèce de mauvais citoyen non engagé. Et même si la case « sans opinion » existe, gageons que comme la plupart des sondés vous préférerez afficher une opinion au sondeur plutôt que de confesser votre lamentable absence d’avis. Car même face à un étudiant cochant des cases par téléphone, vous aurez le réflexe humain de ne pas vouloir paraître trop nouille.
Et c’est dommage, Arnaud, parce que c’est reposant, pourtant, de ne pas tout le temps avoir un avis sur tout. Par exemple, moi-même, à l’issue de ce billet, je n’ai pas d’avis tranché sur les sondages. Ils sont sans doute utiles pour comprendre les préoccupations des citoyens. Simplement, à l’image des anciens Oracles, qui indiquent une direction à suivre, sans doute ne faut-il pas les prendre pour davantage qu’une grosse autosuggestion collective, qui ne doit nous empêcher ni de réfléchir par nous-mêmes, ni de décider que nous n’avons pas d’avis. Car synthétiser l’opinion en fédérant l’effet d’entraînement, cela ne suffit pas à créer des citoyens libres et informés.
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Bravo pour le point de vue sur les sondages et sur la manière dont un sondé se croit obligé de réagir. J’ai participé à de nombreuses sondages à but marketing et une attitude m’a souvent surpris par son intensité: l’esprit de conformité.
Dans notre monde toujours plus médiatisé, la « réalité » ne compte plus.
Seule compte la perception de la réalité.