Billet radio pour la Première (RTBF), 20 novembre 2012 – Ecoutez le podcast
On commençait à peine à oublier la polémique relative au livre de Frédéric Deborsu « Questions royales », où l’on dit entre quelques véritables informations, plus-ou-moins-mais-pas-vraiment-qu’on-pense-sans-en-être-sûr-que-peut-être-le-prince-héritier-préfère-les-garçons-et-fabrique-ses-enfants-in-vitro-mais-je-ne-l’ai-pas-vraiment-dit-et-puis-d’ailleurs-vous-en-pensez-ce-que-vous-voulez.
Voilà à présent l’article qui reprend une conversation secrète entre Michèle Martin et Jean-Denis Lejeune via un smartphone miraculeusement tombé par terre au bon endroit, au bon moment et sur la bonne touche, avec ce spectacle absurde des avocats de l’ex-criminelle et de l’ex-victime faisant cause commune dans une procédure. La thèse de l’accident n’est pas complètement aberrante, soit dit en passant. Dans l’affaire Dutroux, où le tragique côtoie souvent le burlesque, il y a une règle simple : plus c’est gros, plus c’est vraisemblable. Après tout, quand Dutroux s’était évadé dans les bois, on avait aussi cru à une blague.
Mais là n’est pas l’important. Quand bien même la conversation téléphonique aurait été transmise par accident, c’est la question de la déontologie des journalistes ayant décidé de l’écouter et d’en tirer profit qui pose question. Il faut s’arrêter sur l’argument-massue de Sud Presse : M. Lejeune aurait suffisamment exposé sa vie privée et utilisé les médias pour qu’il n’aille pas se plaindre d’être médiatisé contre son gré. En d’autres termes : il ne fallait pas commencer, mon vieux, c’est bien fait pour toi. Ça t’apprendra à prendre les journalistes pour des gentils qui ne vont te relayer que quand ça t’arrange. C’est vrai, Arnaud. Les journalistes ne sont pas gentils, pas plus que les routiers ne sont sympas. Leur travail n’est pas d’être gentil au risque d’être servile, mais d’informer. Or, là réside une vraie question. La presse est un pilier démocratique grâce à sa responsabilité d’informer. Si elle peut et doit être critiquée pour ses méthodes – et on ne s’en prive pas ces jours-ci – elle doit l’être aussi sur ses objectifs, sur son intérêt, et cette partie-là du débat manque à l’heure actuelle. En clair: l’information serait-elle devenue une forme d’art contemporain, valable même quand elle ne sert à rien ?
Le fond du problème est peut-être que certains journalistes s’ennuient. Nombre d’entre eux ont un secret : ils rêvent d’action. Certes, ce n’est pas flagrant ; faire de la communication ou du journalisme, c’est a priori endosser un rôle de commentateur, de synthétiseur, de vulgarisateur, mais en principe pas d’acteur. Et pourtant la presse a un rôle d’acteur. D’abord bien sûr parce que certaines informations ont un impact sur le monde réel par leur seule révélation. Mais surtout parce l’action est inscrite dans l’ADN du journaliste. On l’oublie parfois, mais jadis la frontière entre homme de presse et homme d’action était ténue. De nombreux littérateurs sont devenus hommes politiques. Le premier gouvernement belge par exemple comptait plusieurs contestataires de plume du régime hollandais. Au cours de notre histoire, du meilleur au pire, de Rogier à Degrelle, ceux qui avaient des idées incarnaient souvent le côté face de ceux qui les diffusaient.
Evidemment c’étaient aussi d’autres temps. Une époque où la presse était ouvertement partisane, clairement liée à des opinions ou des piliers. Elle n’avait d’ailleurs pas toujours le souci d’informer ; ce qui comptait c’était de convaincre. Elle faisait l’opinion, elle ne tentait ni de refléter toute la richesse et la diversité des opinions noyée dans un unanimisme lénifiant de bons sentiments, ni de courir derrière les pulsions misérables d’un public en appétit perpétuel. Non, elle avait un avis tranché et elle l’assumait – catholique, libérale, socialiste, anarchiste et même fasciste, le combat d’idées se faisait par colonnes interposées. Et au moins, il se faisait quelque part.
Aujourd’hui, la presse s’est terriblement lissée et nivelée, pour des raisons d’évolution des mœurs et des motifs économiques. Or, même si les piliers politiques se sont sagement alignés, l’envie d’avoir un impact sur le réel subsiste bel et bien, elle, et vient loger ses petites réminiscences, faute de mieux peut-être, dans les faits divers et le people. Ce que montre ce genre d’affaires, c’est qu’aujourd’hui une partie de la presse donne l’impression non seulement de ne plus avoir d’opinion, mais aussi de courir derrière les besoins du public, comme son voyeurisme, en oubliant que ces besoins… c’est elle aussi qui les fabrique. Il est un peu facile de se justifier derrière les pulsions du lectorat lorsqu’on participe avec autant de talent à les créer.
Ce qui définit la légitimité c’est la fonction. A quoi sert la médiatisation de l’entretien Lejeune-Martin ? A rien. A quoi sert de rapporter les ragots cent fois entendus sur la famille royale ? A encore moins. Informer sur du vide sous prétexte d’informer, c’est aussi glorieux et utile que multiplier zéro par zéro. Du néant qui fait vendre, parce que c’est facile, parce que s’immiscer dans les douleurs et les intimités d’autrui flatte ce bas sentiment humain de se consoler de ses propres turpitudes en se délectant des faiblesses des puissants ou du malheur des voisins. Quelle terrible, quelle implacable différence avec ces journalistes qui ont pris leur plume pour défendre le suffrage universel, la résistance à l’oppression ou qui ont simplement milité pour des idées qui étaient la subversion ou le poil à gratter de leur propre époque.
Alors, mon cher Arnaud, bonne chance dans cette nouvelle aventure de Soir Première, faites avec bonheur votre travail d’information, de service public et d’intérêt général. Mais si le besoin s’en fait sentir, puissiez-vous renverser la table et transgresser les lignes. Puissiez-vous briser le confort de consensus et du politiquement correct lorsque vos tripes vous le dicteront. Puissiez-vous ne jamais vous retrouver à courir derrière les pulsions qu’on pense être celles du public et confondre audience et parts de marchés. Puissiez-vous continuer à prendre des risques, en ce compris celui de vous tromper ou d’être contesté, et surtout puissiez-vous être soutenu lorsque vous le ferez. C’est là, lorsqu’elle s’assume en pleine lumière comme acteur, que la presse peut faire la différence dans ce monde de passions fades et d’opinions interchangeables.
Car au fond, cette vanité de refléter les aspirations du peuple, ce prétexte de rapporter la vérité comme si elle existait, cette prétention inouïe d’être le prophète de l’information comme si elle était objectivable… Ne serait-ce pas cela, finalement, le seul véritable péché d’orgueil ?
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Bravo ! J’adore ta plume qui s’aiguise au fil des billets… Il faut oser le dire : beau courage Je t’embrasse Myriam
je ne peux être que d’accord avec vous, pas rien que la presse d’ailleurs a pris ces accents nauséeux du dire tout pour plaire aux demandes de spectacle populiste … Du pain et des jeux réclament des foules ayant d’autres chats à fouetter pourtant, s’opposant aux précieuses ridicules d’autres foules n’osant les mots trop crus qui seraient à dire, voulant cacher ce sein qu’elles ne veulent pas voir …
Autres temps, autres moeurs ;;; mais même décadence … avant des jours nouveaux !
Bravo. Et c’est un journaliste du service public, parfois sermonné pour ce qui fait le journalisme idéal décrit dans votre texte, qui l’écrit.
« Felix qui potuit rerum cognoscere causas » – Virgile