Article de Carine Anselme paru dans Psychologies Magazine, novembre 2012
* Le prénom a été modifié.
Sexismes
Tristement ordinaire, allègrement grivois, complaisamment paternaliste, ouvertement hostile, carrément violent, le sexisme revêt bien des atours. Il n’est pas qu’une histoire de genre – une conception bipolaire du monde, renvoyant homme et femme (Mars et Vénus, comme dirait John Gray !) dos à dos. Il fait aussi s’entremêler des facteurs sociaux, culturels, éducatifs, transgénérationnels… « C’est très difficile de parler du sexisme avec justesse ! Il y a tellement d’entrées », souligne François De Smet, philosophe (ULB). « On va un peu vite en jugement en faisant aujourd’hui l’amalgame exclusif entre Islam et sexisme. La violence sexiste n’est pas seulement là, elle est partout ; dès que les femmes sont renvoyées à un rôle secondaire, hiérarchiquement inférieur, de reproductrice », note Claire Gavray, enseignante et chercheuse à l’Université de Liège (ULG), spécialiste en études de genre. « Le sexisme touche tous les rapports humains, dans toutes les classes sociales, à partir du moment où il y a un rapport de force », ajoute François De Smet. Il existe donc aussi en costume trois pièces ! Ainsi, Marie Sarlet, chercheuse aspirante FNRS, auteure d’une thèse sur la bienveillance sexiste (nous en parlerons plus bas) a-t-elle entendu, en faisant une conférence sur le thème du sexisme (!), les commentaires « élégants » d’auditeurs attablés : « Ah, une Barbie ! » Quant à Zakia Khattabi, chef de groupe Écolo au Sénat et féministe, elle affirme ne jamais avoir souffert, dans sa carrière politique, de ses origines étrangères, mais bien du sexisme. « J’ai été sciée de constater le machisme ambiant ! Un collègue a refusé de me donner la main, en prétextant, d’un sourire entendu, qu’il ne savait pas, sinon, où il pourrait s’arrêter… Il n’a pas vu en moi une collègue, mais une poupée à disposition ! » Entendons-nous : le sexisme n’est pas unisexe. Les femmes aussi peuvent être sexistes : envers les hommes…mais aussi entre elles, parfois de manière féroce (« Ah, la pétasse ! »). Quand ce n’est pas à l’encontre de leur propre personne, en s’affublant des stéréotypes sexistes (« Quelle cruche, avec mon sens de l’orientation féminin, je me suis encore perdue ! »).
Le masculin l’emporte
Dans une société, où l’on apprend dès le plus jeune âge que « le masculin l’emporte », les femmes ont presque « assimilé » le sexisme. « C’est un bruit de fond, un conditionnement permanent à la soumission ordinaire, à tel point que l’on en vient à ne même plus réagir », note la journaliste freelance Myriam Leroy, qui reconnaît s’être construit un personnage (de force de la nature, dotée d’un sacré tempérament) pour se protéger et montrer, au niveau médiatique, que les femmes peuvent être autre chose que « délicate, douce, ravissante ». Si la diffusion de Femme de la rue a peut-être sorti certaines d’entre nous de leur torpeur, en tant que femmes nous n’avons rien découvert que nous ne connaissions déjà. Il en a été autrement pour les hommes ! « Savoir qu’un phénomène existe est très différent que de s’en rendre compte. Par le biais de la caméra cachée de Sofie Peeters, j’ai découvert que nous vivons dans deux mondes parallèles. En tant qu’homme, je ne dois pas réfléchir à ma façon de m’habiller, ni quelles rues emprunter. Nous, les hommes, nous ne nous rendons pas compte de cette réalité. Et c’est devenu tellement banal, si j’ose dire, pour les femmes, qu’elles l’intériorisent et nous en parlent peu », constate le philosophe François De Smet.
Un pas en avant, un pas en arrière
Drôle d’époque, où l’on avance et on recule en matière d’égalité et de respect des femmes. « Il n’y a pas si longtemps, nous nous sommes battues pour porter des pantalons ; du temps où j’étais à l’école, c’était interdit. Maintenant, journées d’action à l’appui, c’est pour pouvoir mettre une jupe – sans crainte d’être abordée, injuriée, voire violentée – que l’on manifeste », fait remarquer Liliane Leroy, psychologue et chargée d’études FPS, mouvement qui célèbre cette année 90 ans de mobilisation pour une société égalitaire (1). Certes, l’égalité est inscrite dans la loi (et le sexisme en tant que tel devrait bientôt être pénalisé, a promis la ministre de l’Égalité des chances et de l’Intérieur, Joëlle Milquet, ndlr), mais il en est autrement dans les faits. Le recul est net sur certains fronts. On pense bien sûr à la montée des extrémismes de tous bords, ici et ailleurs, qui riment si bien avec sexisme (« on aime les femmes…tant qu’elles ne sortent pas des clous, ni de la maison tant qu’à faire »), mais pas que ! « Tous les groupes sociaux ne sont pas d’accord avec la volonté de déconstruire les stéréotypes féminins/masculins, et pas seulement les masculinistes revanchards. J’ai lu récemment un article dans Le Point, où il était dit qu’à trop vouloir édulcorer la société et miser sur l’égalité, on courrait à la catastrophe : à la dissolution même de la société », observe Claire Gavray, dont les recherches sont à la croisée de la sociologie et de la psychologie.
Dans un gant de velours
Le sexisme hostile, partie émergée de l’iceberg, ne doit pas occulter les autres formes de sexisme plus subtiles (ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas le combattre !). Savez-vous ainsi, messieurs, qu’en étant trop galants, trop secourables avec une femme (parce qu’elle est une femme), elle va se sentir incompétente, allant jusqu’à perdre ses moyens ?! « Ce sexisme bienveillant, qui renvoie à des attitudes sexistes subjectivement positives, revêt la forme d’un paternalisme assez condescendant : on ne vous aide pas vous, personnellement, mais en raison de votre sexe (sous-entendu faible). Cela contribue à maintenir l’inégalité des genres », expliquent Benoît Dardenne et Marie Sarlet. Le premier, docteur en psychologie, enseignant et chercheur à l’Université de Liège, étudie depuis 15 ans le sexisme et a été le promoteur de la thèse de Marie Sarlet (chercheuse et aspirante FNRS), intitulée Sois belle et tais-toi : La bienveillance sexiste comme outil de discrimination. L’impact négatif de ce sexisme semblant anodin, voire « sympa », a été démontré. Pour les besoins de l’étude, un échantillon de femmes a été soumis à un (pseudo) test d’embauche, comme si elles se présentaient en entreprise. Avant de réaliser celui-ci, elles avaient à lire un mot d’introduction. Un texte général, commun, disait que l’entreprise était à la recherche de qualités typiquement féminines (attention, écoute…) et qu’engager des femmes était une bonne chose pour l’organisation. Pour reproduire les conditions d’un sexisme bienveillant, le mot de bienvenue était complété pour une partie de l’échantillon par des commentaires tels que : « Les hommes de l’entreprise savent que le sentiment de sécurité des femmes au travail est essentiel ; ils seront donc là pour passer le temps nécessaire avec les nouvelles recrues, etc. » (Sous-entendu qu’elles étaient moins compétentes qu’eux). Une autre portion de l’échantillon était confrontée à des conditions teintées d’un sexisme hostile. Aux allégations précédentes, était ajoutés des commentaires peu amènes : « Les femmes, bien qu’elles recherchent les faveurs, sont vite offensées par les remarques triviales. Elles ont tendance à exagérer les problèmes pour avoir le contrôle sur les hommes, etc.» Enfin, pour celles qui étaient plongées dans des conditions non-sexistes (neutres), il n’y avait que le simple mot d’introduction. Quand venait le test d’embauche, mesurant les capacités cognitives, on constatait par rapport aux conditions neutres, que l’échantillon qui avait été soumis au sexisme hostile conservait le même niveau de performance… alors que les femmes qui avaient été confrontées aux conditions de sexisme bienveillant perdaient leurs capacités ! « Le sexisme bienveillant forme des pensées intrusives qui diminuent la performance. Cela a un impact sur ce que vous pensez de vous-même ; les femmes en venaient à minorer leurs capacités. Le sexisme paternaliste met donc en danger votre identité de femme », éclairent Benoît Dardenne et Marie Sarlet. Pour compliquer le tout, il faut savoir que les femmes ont tendance à rechercher le sexisme bienveillant, paternaliste, dans les relations romantiques (le confondant avec leur besoin d’intimité)… mais le fuiront plutôt dans la sphère professionnelle.
Intrusion ou séduction?
Où se situe alors la frontière entre compliment et harcèlement ? La question est légitime, si l’on ne veut pas arriver à une société où plus un homme n’osera aborder une femme, sous peine d’être pénalisé. « Même les femmes ne sont pas unanimes sur ce qui est sexiste ou non, intrusif ou non », relève le philosophe François De Smet, qui sait de quoi il parle : suite à la diffusion d’un article sur son blog (2), où il affirmait sa profonde empathie vis-à-vis de ce que vivent les femmes (après avoir vu la vidéo de Sofie Peeters), il a reçu de nombreuses réactions contrastées, où certaines affirmaient qu’il était tout simplement inacceptable de ne pas pouvoir se promener tranquilles, alors que d’autres (femmes) rétorquaient : « On ne va quand même pas couper toute possibilité de drague dans la rue ! » Pour l’homme et le philosophe que François De Smet est, l’enjeu est de « poser les limites dans notre société : de combattre le machisme sexiste, tout en permettant une certaine légèreté, afin de maintenir les possibilités pour les hommes et les femmes de se rencontrer. » Cet équilibre, certes délicat à trouver, nécessite de séparer rapports de domination (notamment le marquage de territoire, dont on voit une version explicite dans la vidéo Femme de la rue) et rapports de séduction. « En tant qu’homme, poursuit François De Smet, je sais que je ne sais pas faire ! Je pense que je suis attentif à éviter tout sexisme, mais peut-être que tous les hommes le pensent aussi… Je crois que la solution passe par l’écoute et le dialogue. Hommes et femmes, nous ne verbalisons pas assez ce que nous vivons. » Toujours selon lui, la famille joue un rôle essentiel dans l’apprentissage du respect homme/femme et de l’empathie nécessaire pour pouvoir se mettre à la place de l’autre. « Peut-être les femmes – mères, sœurs, tantes…. – peuvent-elles expliquer aux garçons à quel point elles sont blessées par les mots et les injures sexistes ? » Il plaide aussi, en bon philosophe, pour l’ouverture d’espaces de débat au sein de l’enseignement : « Au-delà des leçons d’éducation sexuelle, il serait opportun de créer des cours qui permettraient de discuter tous ensemble de toutes les religions, de toutes les philosophies. Je rappelle que la Belgique est l’un des derniers pays européens à avoir des cours de religion, qui ne font qu’accentuer le choc culturel et le repli identitaire. »
De la femme-objet au sujet
Liliane Leroy organise, elle, sous l’égide des Femmes Prévoyantes Socialistes (FPS), des animations dans les écoles où elle invite filles et garçons à consigner dans deux colonnes les stéréotypes propres à chaque sexe, et à y réfléchir. « Quand on écrit par exemple que les filles sont bavardes, je suggère aux élèves de voir s’il n’y a pas de garçons bavards dans la classe. Comme la réponse est oui, on barre ce cliché, et ainsi de suite jusqu’à vider les deux colonnes. Détruire les préjugés est essentiel dans la lutte contre les comportements et les violences sexistes », confie-t-elle. La frontière entre séduction et harcèlement, selon cette psychologue, se situe dans le fait de savoir faire la différence entre traiter une femme comme un objet ou s’adresser à elle en tant que sujet. « Dans notre société, où on dépersonnalise à tout va, les femmes, mais aussi de plus en plus souvent les hommes, sont traités comme des objets (pub, télé, réseaux sociaux…). Or, on peut dire et faire n’importe quoi à un objet ! » La clé se situe dans la manière d’aller à la rencontre de l’autre. Ainsi, Liliane Leroy se souvient-elle que dans le bus, un homme l’a abordée en lui disant « bonjour », puis en lui faisant part qu’elle était son « type de femme », l’invitant à boire un café. Ce que Liliane Leroy a décliné, sans que l’homme insiste. « En fait, il ne m’agressait pas, il m’adressait la parole. Dans le comportement sexiste, on ne parle pas à la personne, mais de la personne. On l’infra-humanise. » Pour la journaliste, Myriam Leroy, il est aussi question de l’art et la manière de faire les choses : « C’est une question d’attitude, de moment opportun et de bon sens. Aborder une femme seule, en bande, dans une rue déserte, la nuit, ce n’est pas de la séduction, c’est de l’agression ! »
Faut-il une loi pour réprimer le sexisme?
Enfin, puisque c’est à l’ordre du jour gouvernemental, est-il nécessaire de légiférer pour combattre le sexisme, dont on voit que les contours sont flous ? Pour Zakia Khattabi, chef de groupe Écolo au Sénat, féministe, et auteur dès 2008 d’une proposition de loi tendant à réprimer certains actes inspirés par le sexisme (3), on a un tel passif en la matière, qu’il est nécessaire de passer par des mesures législatives. « La politique est là aussi pour faire changer les mentalités et orienter l’évolution de la société », dit-elle, rappelant au passage que sa proposition de loi visait à renforcer la répression des actes et propos sexistes sans distinction de sexe (même si on sait que les femmes sont plus touchées par le phénomène). « Mon féminisme, ce n’est pas un engagement pour renverser le rôle du bourreau ; il ne s’agit pas d’une prise de pouvoir par les femmes contre les hommes ! » Dans ce combat anti-sexisme, ô combien légitime, il ne s’agit pas de devenir des passionaria fustigeant l’autre sexe, mais bien d’apprendre ensemble – femmes et hommes – à mieux vivre et appréhender la relation à l’autre. Sachez qu’il a été prouvé que les personnes qui ont plus de souplesse de genre, c’est-à-dire des comportements moins stéréotypés, bénéficient d’un meilleur équilibre mental. Dont acte.
(1) Voir www.femmesprevoyantes.be : outils pédagogiques, publications sur l’égalité hommes/femmes.
(2) www.francoisdesmet.be
(3) Suite à l’annonce de la ministre Joëlle Milquet qui, en réaction à la diffusion de la vidéo « Femme de la rue », a signifié le dépôt d’un projet de loi pour combattre le sexisme, Zakia Khattabi s’est fendue d’un communiqué de presse rappelant que sa propre proposition avait été renvoyée aux calendes grecques par la majorité, et appelant à la « reprise d’un débat parlementaire serein ».
Pour aller plus loin
- Viedemeuf.blogspot.com – Lancé par le collectif « Osez le féminisme », ce blog donne la parole à celles et ceux qui veulent partager une expérience sexiste. Un livre reprend le « best of » : Vie de meuf, Osez le féminisme ! Le sexisme ordinaire illustré (Pocket, 2012)
- Nos collègues de ELLE Belgique ont lancé une campagne contre le sexisme « Touche pas à ma pote », avec le soutien du Ministère de l’Égalité des chances de la Fédération Wallonie-Bruxelles et du conseil des Femmes Francophones : www.elle.be/touchepasamapote/
Catégories :Interventions & presse
Qui donc sommes nous nous les femmes ? Un objet du désir, une servante, une mère ? Rarement une personne considérée pour ce qu’elle est, capable du meilleur comme du pire, ainsi que tous les hommes, seulement différente …
Bonjour François,
Merci pour cette juste analyse. Je me pose néanmoins la question (voie qui n’est pas explorée dans ce billet) dans quelle mesure le sexisme, de l’hostile au bienveillant, des préjugés aux schèmes « partiarcaux », joue un rôle dans le choix de son/sa compagnon/e de vie? Pour cas: très indépendante (de part nature et par acquis), un bon tempérament, un bon emploi (consultante indépendante), une vie sociale très active, appelant rarement à l’aide… célibataire depuis presqu’une décennie et à l’aube de la quarantaine. Bien que différents facteurs puissent y être liés, l’impact négatif du sexisme, même bienveillant (image patriarcale de la femme) y a probablement aussi son poids.
Il me semblerait donc intéressant de développer cette question sur le rôle du sexisme dans le choix de sa compagne de vie, sa corrélation ou non, en fonction du type de sexisme et du « genre » de femme – caractère, sensibilité, vie sociale …- (tant et si bien que cela puisse être définissable et classable).
Si tu as des références allant dans ce sens…
Bien à toi
La femme est l’avenir de l’homme…
ils sont égaux en droit, mais ils ne sont pas identiques…ecore bien !
Tout comme nous avons un cerveau gauche et droit dont les fonctionnalités sont différentes et les potentialités, itou : tous les humains sont différents.
N’oublions pas les données fondamentales de la biologie : »faire un enfant » pour un homme, c’est l’espace d’un moment, pour une femme, c’est neuf mois, d' »inconfort », de poids (rappelons-nous l’expression désuète d’une « femme gravide »), mais aussi d’intimité (avoir en-soi un être en devenir, expérience unique, au plus intime du/ et dans le corps…corps étranger et si proche)…Intimité que les hommes ne peuvent partager physiologiquement.
Au fond, le débat, ce n’est pas le sexe mais le partage et l’engagement (beaucoup d’hommes jettent plus facilement l’éponge…cfr les familles homoparentales, essentiellement, assumées et subies par les mères).
Pour le reste : tout est ambigü, quand il s’agit de relation de pouvoir : qui séduit qui ? qui (ab)use ?…C’est pour cela qu’il y a des lois et elles doivent être appliquées…Mais ce n’est pas en niant les différences sexuelles ( = offrir la diversité des apprentissages non sexites, sans les imposer au nom de la « neutralité »…respecter les personnes dans leurs différences (cela vaut aussi pour le racisme !)
Bernard
Un mari d’une femme (aujourd’hui, il faut préciser) et père de trois filles
Bonjour,
Au delà de l’aspect purement biologique relatif à la reproduction, tous les autres aspects de la « différence » de genre son des constructions sociales plutôt que des réalités intangibles. Le rôle de douceur féminine en charge du foyer, et de mâle chasseur pourvoyeur des besoins de sa famille n’ont rien de prédéfinis. Par contre on s’en sert parfois pour confiner les femmes à ce rôle. Et votre lapsus (Révélateur?) sur « les familles homoparentales, essentiellement, assumées et subies par les mères » est délicieux…