Les deux corps du président

6882451-hollande-confirme-sa-separation-avec-trierweilerL’agitation médiatique entretenue autour de la liaison supposée du président de la République avec une actrice et de sa rupture avec une Première Dame qui n’avait jamais réussi à s’incarner dans la fonction a relancé le débat sur la nécessité ou non d’un statut d’un conjoint pour le chef de l’Etat.

Vue de l’extérieur, cette agitation peut laisser perplexe ; pourquoi faudrait-il que le conjoint du chef de l’Etat dispose d’un statut ? En Allemagne, il n’y a pas de « Premier Homme » d’Angela Merkel. A dire vrai, les Etats-Unis mis à part, on ne trouve pas spontanément d’exemple de démocratie occidentale autre que la France où le statut du conjoint du chef de l’Etat ait la moindre importance. Cela s’explique par un regard dans le rétroviseur ; après des siècles de révolutions, d’empires, de restauration et de républiques, la France s’est stabilisée en 1958 autour d’une cinquième République réhabilitant une figure de président monarque au règne long et aux pouvoirs étendus. La vie politique hexagonale n’est aujourd’hui rythmée que par l’élection présidentielle, « rendez-vous entre un homme et un peuple », qui aspire systématiquement dans sa dynamique les législatives qui suivent. La politique française est donc scandée autour de choix de personnalités. L’homme ou la femme élu(e), de ce point de vue, ne s’appartient plus tout-à-fait, tout comme la personne du roi appartenait à ses sujets. Le vaudeville à trois de François, Valérie et Julie, ce n’est que cela : la manifestation de la réminiscence monarchique qu’est, toujours aujourd’hui, cette cinquième république.

Dans un ouvrage paru en 1957 et devenu un classique de l’histoire théologico-politique du Moyen Âge, Les deux corps du roi, l’historien Ernst Kantorowicz développe l’idée que les Etats en formation se sont agrégés sur une figure double du roi, décomposée en un corps physique et mortel d’une part, en un corps abstrait et perpétuel d’autre part. C’est en partie grâce à ce corps abstrait, construit par le talent et les guérillas des juristes et théologiens médiévaux, que prend peu à peu pied la notion de souveraineté et d’Etat par incarnation d’une nécessaire continuité devant excéder la brièveté de la vie des souverains. La formule « Le roi est mort, vive le roi » témoigne de la puissance de ce postulat : pour faire échapper le pays et la gestion publique aux affres du temps et aux conflits de succession, il était nécessaire que la figure dotée du pouvoir se voit dotée d’un aura d’autorité héréditaire, qui règle la question de la suite et évite la propulsion du royaume dans d’infinies et stériles guerres de succession. La France, comme les autres monarchies d’Ancien Régime, a fonctionné avec ses « deux corps » jusqu’à la Révolution, c’est-à-dire jusqu’à qu’elle coupe en deux le corps de Louis XVI – mettant fin non seulement à l’existence du corps physique du roi, mais aussi à son corps abstrait. Depuis lors, tel un fantôme, le corps abstrait du roi revient hanter la France et ne rate pas une occasion de se réincarner. Il est ainsi frappant de noter que, depuis lors, toutes les tentatives de création d’un pouvoir collectif se dispensant d’une figure monarchique ont échoué devant le désir profond de voir une figure d’autorité émerger et incarner la nation dans sa continuité. De Napoléon Bonaparte à Charles De Gaulle, toutes les figures historiques de la France sont, comme par hasard, celles qui ont tenté de renouer le plus fortement avec le principe d’un chef de l’Etat doté de pouvoirs importants, du temps nécessaire à les exercer et d’une forte personnalité.

Voilà pourquoi ce genre d’affaires n’a de l’importance que dans les régimes qui, tels la France ou les Etats-Unis, ont octroyé un pouvoir fort à leur plus forte autorité au point que l’Etat, fût-il républicain et démocratique, prend inévitablement des atours de monarchies substitutives. Irrémédiablement, et alors que le président Hollande souligne avec raison que la séparation entre vie publique et vie privée devrait aussi être respectée dans son propre cas, les affaires privées d’un chef de l’Etat français font partie de sa fonction, car les deux corps du roi restent inséparables tant qu’il y a un roi ; dans une république où la vie politique reste institutionnellement centrée sur une personnalité, a fortiori dans un temps désormais raccourci à cinq ans et dans un monde où l’information est continue, tous les traits de personnalités repérables contribuent à juger l’action de l’homme.

François Hollande, qui a habilement remporté le référendum anti-Sarkozy qu’avait été l’élection de 2012 en affichant sa décontractante et rassurante « normalité », expose depuis lors une image terriblement peu autoritaire et en décalage de plus en plus net avec ce que représente, dans l’inconscient collectif hexagonal, la fonction présidentielle, au point de faire ressentir son élection comme un accident provoqué par les excès de son prédécesseur. Bien qu’ayant souffert également d’une forte impopularité, Nicolas Sarkozy n’avait jamais dû essuyer le reproche d’incompétence ou de faiblesse. En revanche, c’est parce qu’il accumule, politiquement et en vie privée, les signes de carence de décision que le président actuel creuse le sillon de son impopularité :  une stature politique structurée par un opportunisme stratégique efficace, certes, mais marquée surtout par un manque de substance idéologique produisant une impression de politique s’adaptant aux circonstances et une faiblesse de décision étonnante – le paroxysme en reste l’affaire Leonarda. A ce tableau déjà sombre, sa vie privée jetée en pâture ajoute le constat duplicité manifeste et un refus de la confrontation qu’il est difficile de ne pas considérer comme une forme de lâcheté. Ce que l’opinion retiendra, ce ne sont pas les escapades adolescentes à scooter du président ; c’est le fait que, consciemment ou non, il ait attendu qu’un magazine people le place dos au mur pour affronter sa situation conjugale avec franchise pour sa partenaire.

Cela n’aurait aucune importance dans la plupart des autres pays du monde. Mais en France, où ce sont encore les « deux corps du roi » qu’on élit tous les cinq ans, la faillite morale du corps physique du président reste indissolublement liée à celle, politique, de son corps abstrait. Il serait étonnant que l’électeur fasse abstraction de l’un au profit de l’autre.

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1 réponse

  1. c’est tellement plus simple en Belgique … sauf que notre précédent roi …hésite encore à reconnaître sa fille née de « l’amour » !

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