Billet radio pour la RTBF radio (la Première), 15 février 2011 – Ecoutez le podcast
Le corps du pouvoir égyptien est encore chaud, et inévitablement les projecteurs se mettent à chercher : à qui le tour ? Il est tentant de faire un parallèle avec les régimes d’Europe de l’Est qui, à partir de la chute du Mur de Berlin, se sont effondrés les uns après les autres comme des châteaux de cartes.
Les dominos restent une métaphore si adaptée que c’est celle qui a été utilisée, à Berlin, pour commémorer les 20 ans de l’événement en 2009. Le parlement européen, par la voix de ténors comme Daniel Cohn-Bendit ou Guy Verhofdstadt, a lui-même mis en lumière cette corrélation, essentiellement pour souligner à quel point l’Europe politique d’aujourd’hui se montre aussi nulle et peu clairvoyante que l’Europe d’hier (nous analyserons peut-être dans un autre billet cette curieuse fonction de « sur-moi » autoflagellateur que semble vouloir obstinément incarner, par défaut sans doute, ce Parlement dans le concert des institutions de l’Union, mais c’est une autre histoire).
Il faut pourtant faire un rappel : si les dominos communistes se sont écroulés, c’est avant tout parce qu’un certain Mickail Gorbatchev a déclaré un beau jour que l’URSS n’enverrait plus l’Armée Rouge à la rescousse de ces régimes usés, comme elle le fit durant les heures les plus noires de la guerre froide. Il y avait un terrain commun sur lesquels les dominos étaient posés, pour le dire autrement, et il n’est pas sûr qu’en cela les situations soient comparables. Pour la Tunisie hier, l’Égypte aujourd’hui, le départ de l’effet« papillon » est un geste de désespoir qui a rendu insupportable l’oppression d’un régime certes corrompu, certes dictatorial, mais finalement bien plus fréquentable, pour l’Occident, que l’Iran, la Corée du Nord ou d’autres « méchants » vraiment méchants.
A ce propos, il serait utile que la modestie soit non seulement politique mais citoyenne ; que ceux qui ne sont jamais partis bronzer sous le soleil de Djerba ou plonger avec les petits poissons en mer rouge jettent la première pierre à nos dirigeants attrapés en « flagrant délit » de mauvaise fréquentation ; si les catalogues de vacances devaient être croisés avec les rapports d’Amnesty International, on assassinerait l’industrie touristique avec plus d’efficacité qu’une crise financière. Tout le monde le sait mais, jusqu’au jour où ces régimes tombent, tout le monde fait avec, parce qu’on établit intuitivement une hypocrite différence de degré entre les régimes autoritaires d’une part et les ennemis de civilisation d’autre part. Et il faut reconnaître que cette frontière est dessinée par une logique davantage liée à des principes de géopolitique qu’à la charte des Nations unies.
Au bout du compte, ce sont les dictatures corrompues et sans contenu, tenues par des barbouzes sans vraie idéologie, qui semblent les plus fragiles. Les révolutions populaires de Tunisie et d’Égypte reposent sur les étudiants et la classe moyenne, qui n’ont ni l’Iran ni l’Arabie saoudite comme modèles, mais nourrissent en revanche des demandes de modernité, d’avenir et de démocratie ; c’est-à-dire que, paradoxalement, ce sont les dictatures où l’on a tenté d’ouvrir un peu le pays, où on a laissé les citoyens recevoir les communications du monde extérieur – le tourisme et internet – qui nourrissent un sentiment de plus en plus insupportable d’oppression. Ce n’est pas dans un pays comme la Corée du Nord, coupé du monde et des flux d’idées, que se développerait une telle révolte. Ce n’est pas en Iran, dont le régime tend par sa nature théologique à enfermer les esprits et les corps, qu’une telle révolution a aujourd’hui les moyens de réussir, comme les faits l’ont hélas montré.
Vous voulez savoir où la révolte pourrait frapper la prochaine fois ? Certains diront : là où la régime est le plus insupportable. Moi je répondrais plutôt : cherchez des dictatures molles où les touristes se rendent, cherchez là où l’argent circule, là où la presse même censurée se lit, où le web même bridé s’affiche, bref là où les envies d’avenir peuvent se glisser dans les interstices d’une muraille défraichie. Ce n’est que là que, peut-être, la chute du domino égyptien fera un fracas de tous les diables.
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On peut effectivement enfermer les corps, mais beaucoup plus difficilement les esprits, et le mouvement vert en Iran est maîtrisé pour le moment par une violence aveugle et effrayante: pendaisons, amputations, emprisonnements. Ça durera ce que ça durera, le régime des mollahs est aux abois, heureusement.