Billet radio pour la Première (RTBF), 19 juin 2012 – Ecoutez le podcast
Tout va mal, Marie-Laure. Le diesel est reconnu cancérigène et franchement ça n’étonne personne.
A vrai dire, on se demande bien ce qui pourrait ne pas être cancérigène aujourd’hui ou ne pas risquer de se révéler l’être demain. Au fond, qu’est-ce qui n’est pas nuisible d’une manière ou d’une autre ? Nous sommes obsédés par le désir de retrouver quelque chose de sain, de naturel. Nous achetons bio, nous faisons du sport, nous trions sagement nos déchets… mais nous sommes à chaque fois piégés : chaque action à entreprendre, chaque produit à consommer possède son revers de médaille. Les bananes « commerce équitable » que j’ai achetées hier pour que le gentil producteur indien gagne son beurre, n’ont pas été téléportées jusqu’ici : elles ont consommé du kérosène et du plastique pour parvenir jusqu’à moi – sans parler de l’essence que j’ai utilisée pour parvenir jusqu’au magasin. Les centrales nucléaires font peur à tout le monde et produisent des déchets millénaires, mais elles nous évitent depuis 50 ans de consommer du charbon et d’alourdir encore la facture de CO2. Les éoliennes et les panneaux photovoltaïques nous offrent de l’énergie propre, mais ils n’ont pas poussé dans les champs tel des champignons sur une souche de bois automnale, ils ont eux-mêmes leur propre empreinte écologique et leur obsolescence plus ou moins programmée. Et si je choisis de délaisser ma voiture diesel pour le bus, je respirerai sans doute davantage de particules qu’en me cloitrant dans mon habitacle climatisé. Piégés, vous dis-je.
Reconnaissons-le : nous sommes tant abreuvés d’informations contradictoires sur ce qu’il faut manger, faire, consommer, que nous ne nous en sortons plus. C’est comme choisir un parti politique, une religion ou un régime : il y a tellement de choix qu’on finit par se dire qu’au fond tout cela se vaut et qu’il faut pêcher un peu partout parmi ce qui ne me dérange pas trop. Mais il y a une chose tout de même que nous commençons intuitivement à intégrer c’est qu’être tout-à-fait sain, c’est impossible. Aucun choix de consommation n’est neutre car tout est interconnecté. En fait, le seul salut semble être la diversité en toutes choses : la diversité des aliments, la diversité des ressources, la diversité des opinions… Or, il y a une limite au nombre d’applications qu’un cerveau peut assimiler. Il nous faut parfois, nécessairement, céder à la tentation d’une bonne synthèse, une bonne simplification, un bon manichéisme moral pour nous rappeler ce qui est bon et ce qui ne l’est pas. Parce que rendre sa vie entièrement conforme à la complexité du monde réel, c’est se prendre pour Dieu ou se résigner à devenir fou. Ou les deux si on a de la chance.
Faut-il donc vraiment s’étonner de la vague nostalgique pour les années 60 que nous connaissons, via des expositions, des publicités ou via des séries telle que Mad Men ? Ce n’étaient pourtant pas des années si roses : guerre froide, Vietnam, Algérie, printemps de Prague… Mais ce que nous regrettons de cette époque, c’est le sentiment d’insouciance : on fumait au cinéma, on roulait dans des voitures de sport sur des routes à moitié vides, la contraception ouvrait le chemin d’une liberté sexuelle nouvelle, tout le monde trouvait de l’emploi et l’avenir ne pouvait être que meilleur. C’est cet entrain-là dont nous avons la nostalgie : celui d’un temps non anxiogène, celui d’Eve et d’Adam avant la pomme de la connaissance, avant l’angoisse de découvrir qu’il n’y a pas de pectine sans pesticides, et que les pommes sans pépins, c’est le progrès, peut-être, mais c’est toujours suspect. Le progrès a perdu son innocence.
Or cette légèreté, ce détachement des angoisses des flux intarissables d’informations, il ne tient qu’à chacun de nous de la retrouver, en se déconnectant de temps à autre de cette prétention de comprendre le monde, de faire un avec lui, et en trouvant refuge dans les petits bonheurs de chaque instant : une soirée avec des amis, un petit déjeuner accompagné au soleil ou un bon vieux roman de gare. Bref, reprendre autant de plaisir à produire des déchets qu’à les trier.
Oui, Marie-Laure. La vie est cancérigène. Il se pourrait même à la longue qu’elle soit mortelle. Mais si belle.
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La vie est une mort immanente.
Il nous reste les « petits bonheurs »
Bernard HALLEUX
Je suis tombé en arrêt devant ta phrase (une de plus) :
« Le progrès a perdu son innocence. »
Waouw …
Merci François !