Spleen Off

Billet radio pour la Première (RTBF), 12 mars 2013 – Ecoutez le podcast

mélancolieTout fout le camp, Arnaud. Regardez ce conclave papal qui a commencé ce soir. D’accord, vous les médias avez fait des efforts. Vous avez envoyé des journalistes, vous tentez de drainer un peu d’adrénaline, mais rien n’y fait ; on sent bien que tout le monde s’en fiche un peu. On devine que ce n’est pas du tout la ferveur d’il y a huit ans, ni même l’ambiance habituelle des conclaves. Il y a Place Saint-Pierre à la fois moins de monde et moins d’émotion. Pourquoi ? Parce que cette fois-ci il n’y a pas eu de décès d’un pape, pas de funérailles, et comme nous l’expliquions la semaine dernière, en transformant la charge pontificale en mandat Benoît XVI aura peut-être davantage désacralisé l’institution catholique que l’ensemble de ses prédécesseurs réunis.

Tout fout le camp, Arnaud. A Rome, justement, non seulement il n’y a plus de pape, mais il n’y a plus de gouvernement. Depuis les dernières élections Le premier parti est un mouvement contestataire tellement fier de sa propre vacuité qu’il ne veut s’allier avec personne. L’Italie est plongée dans une crise politique majeure alors que les marchés la scrutent et que sa dette est sous examen.

Tout fout le camp, Arnaud. Cette Italie fragile se trouve dans une Europe malade, en panne de véritable projet depuis l’avènement laborieux de la monnaie unique. Une Europe étendue trop vite et sans consolidation, plasma inconsistant de 27 poches grumeleuses, ne parvenant à sauver l’euro qu’en jouant à répétition l’acrobate au bord de la falaise. Une Europe qui a épuisé le ressort « plus jamais de guerre entre nous » qui était parvenu durant tant d’années à faire converger les économies, et qui se révèle incapable de sauter le pas d’une intégration plus solidaire. Une Europe dont les vieux Etats-Nations fatigués, pris entre le confort lénifiant procurés par la paix et l’Etat-Providence construit sur une dette à payer par les générations à venir d’une part, et l’angoisse de la précarité et de la compétition avec les pays émergents d’autre part, se replient sur leurs commodes petits égoïsmes, catalysés à l’occasion par des nationalismes de nouveaux-riches, de la Catalogne à l’Italie du Nord en passant par la Flandre.

Tout fout le camp, Arnaud. Au-delà de cette Europe qui reste néanmoins une bulle d’insouciance, le monde ne va pas vraiment mieux mais, surtout, il nous est devenu impossible de l’ignorer. L’interconnexion généralisée de la planète ne nous a pas rendus plus intelligents ; elle a libéralisé les peurs et les motifs d’indignation. Internet a certes connecté quelques neurones, mais il a surtout mondialisé les tripes.  « Indignez-vous » est un cri qui résonne dans le vide des peurs de chacun. Selon que ce qui vous inquiète soit le nucléaire, l’ours blanc, la Syrie, les pesticides, les abeilles, vous serez libre d’exprimer votre indignation contre ce que vous voulez, comme si l’important était de s’indigner et non de faire des choix. Preuve du chaos ambiant, ce temps n’est plus l’heure des idéologies mais celle des gourous : Chavez, Mélenchon, De Wever, Ramadan, Hessel, Obama ou qui vous voulez tant qu’il offre une direction à donner, et surtout tant qu’il ne donne pas l’impression de douter de quoi que ce soit, alors que le doute reste la seule véritable preuve d’intelligence.

Le choix, Arnaud, tout est là. Nous sommes otages de notre propre liberté, et force est de constater que nous la gérons bien mal. S’assumer libre, c’est le principal problème de l’homme moderne. Dans le mythe de la caverne de Platon, les hommes préfèrent retourner dans l’obscurité vivre enchaînés à la merci des ombres plutôt que d’affronter dehors la clarté lumineuse du soleil. Et dans un livre que je ne me lasse pas de citer, Global Burn Out de Pascal Chabot, l’auteur nous rappelle qu’à chaque période moderne correspond « sa » maladie mentale qui décrit l’angoisse et l’insatisfaction des hommes face au monde et surtout la prise de conscience du caractère dérisoire de leurs outils pour le changer : du spleen baudelairien à l’absurde camusien, de l’acédie à la neurasthénie, le rendez-vous de l’humain avec lui-même se décline sous la forme de « troubles miroirs » traduisant l’angoisse légitime face à la vacuité du monde. Aujourd’hui, nous pourrions ainsi identifier un nouveau spleen collectif, sous la forme d’épuisement général et de doute croissant sur l’avenir. Nous avons jeté une à une toutes nos religions et idéologies. Même les nationalismes affichent désormais des postulats rationnels et économiques davantage que romantiques – regardez la N-VA, chez nous – et les seules idéologies solides qui nous restent, celles de la démocratie, des droits de l’homme et du libéralisme économique, ne suffisent pas à ramener du sens, parce que leur atome est non un projet collectif mais la liberté individuelle.

Or si la liberté s’avère être notre conquête la plus précieuse, elle se révèle aussi être notre premier motif d’angoisse. Tel est le paradoxe glaçant de notre mal-être de civilisation, qu’on l’aborde sous la forme du burn out, du spleen ou de la dépression. D’où pourrait venir le salut ? Il suffira peut-être, pour se sauver, de retourner la perspective, saisir cette liberté pour se heurter au danger et non pour le fuir. Comme l’a écrit le philosophe Höderlin, qui était aussi poète : « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ».



Catégories :Chroniques Radio

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3 réponses

  1. Burn-out: une civilisation brûlée par les nouvelles technologies

    Le burn-out est une pa­tho­lo­gie de ci­vi­li­sa­tion avant d’être un pro­blème in­di­vi­duel

  2. « L’interconnexion généralisée de la planète ne nous a pas rendus plus intelligents ; elle a libéralisé les peurs et les motifs d’indignation. Internet a certes connecté quelques neurones, mais il a surtout mondialisé les tripes. « Indignez-vous » est un cri qui résonne dans le vide des peurs de chacun. » . Cette phrase résume à elle seule votre post..

    Dur, dur d’être libre…comme Jordi « chantait » qu’il est « dur, dur d’être Bébé »

  3. L’individu et son individualisme pourrait faire fi de toutes ces tensions qui troublent le moment, et devenir responsable de sa solidarité … petit il dépend des autres, grand il s’assume et devenu vieux il redevient dépendant … sachant cela devrait découler que l’individu seul ne peut survivre quelle que soient ses richesses financières ou culturelles, il doit affronter le soleil, sortir une fois pour toute de sa caverne et s’affronter !
    l’individu peut sauver le monde …

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