Interview – Décembre 2014
La banque Delta Lloyd publie un mensuel à destination de ses clients. Le numéro de décembre consacre deux belles pages à Une nation nommée Narcisse et à une discussion sur le Contrat social. Entretien réalisé par Peyo Lissarrague.
Philosophe et théoricien politique, François De Smet interroge dans son dernier ouvrage, ‘Une nation nommée Narcisse’, notre rapport à la démocratie et à la nation. Quelles sont les valeurs qui nous rassemblent, ou nous opposent ? Notre ‘contrat social’ est-il encore valable ? Pouvons-nous faire évoluer notre société ? Il a répondu à nos questions au fil d’un long entretien.
Notre modèle démocratique est souvent remis en question. Devons-nous repenser notre manière d’organiser la vie sociale ?
La démocratie est avant tout une procédure. En soi, elle n’est pas vraiment très ‘sexy’. Comme le disait Winston Churchill : « Democracy is the worst form of government, except for all the others ». Il lui manque en tout cas quelque chose pour qu’elle réponde pleinement à nos attentes.
Les politologues ont souvent tendance à oublier la dimension psychologique dans leurs analyses. Or nos choix politiques ne sont pas motivés que par notre raison. Cela explique en partie l’émergence de nationalismes dans plusieurs pays européens à l’heure actuelle. La nation offre un horizon, illusoire certes, mais beaucoup plus rassurant. C’est un artifice qui séduit. D’une certaine façon on se tourne vers la solution de facilité : la nation comme mesure compensatoire d’une démocratie floue, à laquelle on ne donne plus vraiment de sens. Le hiatus entre démocratie et nation confirme sans doute l’hypothèse de nombreux philosophes : il n’y a pas de modèle de gestion de la société entièrement rationnel. Il n’y a pas de système clé en main qui éliminerait, comme par magie, toutes les manifestations identitaires et toutes les volontés de puissance.
La démocratie, c’est la fin de l’utopie ?
C’est plutôt un âge adulte de la société, qui accepte la contingence et reconnaît la distance entre la manière dont l’homme se conçoit, dont il conçoit la Cité et la manière de gérer cette Cité. Ce sont des notions difficiles. Accepter la complexité du monde, la multiplicité des identités, notre fragilité… le modèle nationaliste est plus rassurant. Il flatte l’image de soi. Il crée des effets de communauté, invente des ennemis invisibles afin de renforcer l’appartenance au groupe, et donne le sentiment de faire coïncider l’individu et le monde. Mais il engendre dans le même temps une forme de narcissisme collectif. En voulant figer le temps, le nationalisme empêche le mouvement et la contingence. Il faut certainement accepter cette dialectique de la nation et de la démocratie, une sorte de tension créatrice, qui nous pousse à la fois à vouloir être des citoyens du monde et à soutenir notre équipe de football nationale à la première occasion venue.
Il y aurait donc un affrontement entre la raison, qui nous pousserait vers l’ouverture à l’autre et la démocratie, et le cœur, qui nous dirigerait vers le clan et la nation ?
On est en train de découvrir que le cerveau ne ferait pas la différence entre la raison et l’affect. Cela remet en cause de nombreuses hypothèses de la phénoménologie, tout en confirmant une intuition philosophique, reprise notamment par la théorie du cygne noir de Nassim Nicholas Taleb : le cerveau donne du sens à ce qui n’en a pas. Nous avons besoin de nous inventer, nous sommes une civilisation du récit. Cela nous rend d’ailleurs vulnérables à la manipulation, ce que Gerald Bronner appelle l’effet Othello, par lequel l’impensable devient pensable. Nous voulons à tout prix que la démocratie soit porteuse de sens en elle-même ; nous lui demandons un peu trop, en projetant sur elle des besoins de correspondance et de narcissisme. Il n’y a donc pas à choisir en raison et cœur mais à accepter, encore une fois, la contingence et à jouer le jeu de la démocratie et des fictions qu’elle postule.
La démocratie est une fiction ?
Non mais, pour reprendre la pensée du philosophe italien Raffaele Simone, elle repose sur des fictions, qui doivent être prises comme telles. Si on prend ces fictions au premier degré, on met la démocratie en porte-à-faux avec la réalité et on la fragilise. Notre système démocratique est fait de conventions. Celles-ci sont la résultante de l’Histoire et d’une évolution, mais elles ne sont pas consubstantielles de la démocratie. Les modes de représentation politique en sont un parfait exemple. L’élection d’une chambre des représentants par le moyen du vote n’est pas plus ou moins démocratique que le tirage au sort des représentants du peuple. Mais nous avons choisi la première convention, pas la seconde, ce qui nous fait au final confondre droit de vote et démocratie. Ou en tout cas ce qui nous fait considérer le droite de vote comme une valeur de la démocratie. Alors que ce n’en est qu’un des modes opératoires possibles. Une des failles principales de la démocratie représentative telle que nous la pratiquons, c’est que les compétences permettant d’accéder au pouvoir ne sont pas celles qui permettent de gouverner. Et que les échéances électorales à court terme rendent quasiment impossible toute réflexion à long terme.
Il y a néanmoins des valeurs qui nous rassemblent ?
On a cru que le bonheur suffirait. Mais le nationalisme prospère aujourd’hui sur des terreaux riches et préservés. Ce n’est pas la précarité ou les difficultés économiques qui en sont la source. Les sciences et les technologies ne sont pas non plus la réponse. Le 20ème siècle a été celui des progrès techniques, et de deux guerres mondiales… Du point de vue européen, le ‘plus jamais ça’ et les engagements pacifistes ont longtemps tenu lieu de cri de ralliement. Mais nous sommes aujourd’hui dans une situation inédite qui nous a vu traverser 70 ans de paix, et de démocratie. La peur de la guerre ne signifie plus rien pour l’essentiel des citoyens. Le rôle de l’éducation, et de la culture, me paraît fondamental. Plus que la violence légitime, que Hobbes place à la base de son Léviathan comme incarnation du progrès et de la continuité, c’est la culture qui fonde notre identité collective, en ce sens qu’elle permet aux sociétés industrialisées comme la notre d’établir un standard d’égalité minimale. Je crois qu’il faut également parier sur l’individu, sur les engagements individuels. Et puis il faudrait sacraliser intelligemment la démocratie, sur le modèle républicain.
Notre ‘contrat social’ est fortement basé sur la redistribution des richesses. Il est aujourd’hui en péril ?
Je ne crois pas. Personne ne remet vraiment en cause le système de redistribution qui est le notre. Selon les tendances politiques, le curseur de la redistribution se déplace, mais fondamentalement, aucun parti en Europe ne conteste les bienfaits de notre modèle social. En revanche, il y a une vraie tendance à en critiquer les devoirs, en oubliant les droits qu’il nous accorde. On se plaint volontiers de payer trop d’impôts, sans faire le lien entre ceux-ci et les bénéfices que nous en retirons : éducation, santé, protection sociale, etc. La fraude fiscale est d’ailleurs un sport national en Belgique… On renforcerait certainement la cohésion en promouvant une vraie transparence des recettes et des dépenses publiques. Le citoyen, qui profite chaque jour des services de l’Etat, devrait en connaître les coûts. On considérerait alors peut-être ces avantages un peu moins comme une manne céleste inépuisable, et on accepterait d’autant d’en payer, comme il se doit, notre part. On pourrait imaginer un monitoring intégré des coûts et dépenses de l’Etat, qui permettrait à chaque citoyen de comprendre ce qu’il coûte et ce qu’il apporte. Et on pourrait imaginer que les partis politiques utilisent ce monitoring comme base commune pour établir leurs programmes budgétaires en toute transparence, plutôt que sur des slogans.
Pour aller plus loin :
Dans son ouvrage ‘Une nation nommé Narcisse’, François De Smet mène une réflexion sur nation et démocratie, en interrogeant les fondements de notre ‘vivre ensemble’.
Il vient également de publier ‘Reductio ad Hitlerum’, dans lequel il pose la question, via le prisme du fameux ‘Point Godwin’, de notre rapport à la liberté d’expression, de notre capacité à admettre le mal et de notre propension à l’indignation.
Sur la question de la démocratie représentative, David Van Reybrouck, auteur du monumental ‘Congo. Une histoire’ lance un pavé dans la mare avec son récent ‘Contre les élections’.
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Très intéressant, mais je rajouterais que l’homme qui a le plus marqué le vingtième siècle est Sigmund Freud, auteur de l’excellent « Malaise dans la civilisation » dont voici un extrait:«La démocratie est au despotisme ce que la civilisation est à la barbarie» (d’après Sigmund Freud).«L’élément de civilisation est donné dès la première tentative pour régler [les] relations sociales. Faute d’une telle tentative, ces relations seraient soumises à l’arbitraire individuel, c’est-à-dire que le plus fort physiquement en déciderait au gré de ses intérêts et de ses pulsions. Et cela ne changerait rien si ce plus fort trouverait à son tour un individu encore plus fort.
La vie des êtres humains entre eux ne devient possible qu’à partir du moment où il se trouve une majorité plus forte que tout individu et faisant bloc face à tout individu. Le pouvoir de cette communauté s’oppose dès lors en tant que «droit» au pouvoir individuel, condamné comme «violence».
C’est le remplacement du pouvoir de l’individu par celui de la communauté qui constitue le pas décisif vers la civilisation. Il consiste à ce que les membres de la communauté se restreignent dans leurs possibilités de satisfaction, alors que l’individu ne connaît pas une telle restriction.
L’exigence suivante est donc celle de justice, c’est-à-dire l’assurance que l’ordre de droit, une fois donné, ne sera pas de nouveau enfreint au bénéfice d’un individu. Cela ne décide pas pour autant de la valeur éthique d’un tel droit.
Le cheminement ultérieur de l’évolution de la civilisation semble tendre à ce que le droit n’exprime plus la volonté d’une petite communauté – caste, couche sociale, ethnie – qui, par rapport à d’autres masses, peut-être plus vastes, se comporterait à nouveau comme un individu violent. Le résultat ultime est conçu comme un droit auquel tous ont contribué en sacrifiant une part de leurs pulsions […] »
Le désordre actuel me semble provenir d’une macédoine de minorités qui revendiquent des droits dans lesquels seules interviennent des orientations pulsionnelles (exemple de communautés linguistiques, identitaires, homosexuelles…).