Entretien – La Libre Belgique, 27 décembre 2014
L’affaire Zemmour a relancé le débat sur la liberté d’expression. Peut-on tout dire sous prétexte de vouloir débattre des grands enjeux de la société et des difficultés du multiculturalisme ? Le journaliste français a-t-il dépassé la ligne rouge ? Est-il réellement victime de « censure » ? Pourquoi cette polémique profite-t-elle au FN mais aussi à la gauche ? Le philosophe François De Smet est l’Invité du samedi de LaLibre.be.
Dans l’interview qu’il a accordée au Corriere della Sera (extrait polémique au bas de cet article), Eric Zemmour a-t-il dépassé la limite de la liberté d’expression ?
Jusqu’ici, Eric Zemmour était connu comme polémiste provocateur. Avec cette interview, on sent qu’il peut basculer, qu’il a les deux pieds sur la ligne jaune. Mais ce n’est pas lui qui a prononcé le mot « déportation », c’est le journaliste, qui l’a d’ailleurs écrit en retravaillant l’interview. Or, comme je l’ai écrit dans un livre*, une pierre d’achoppement apparaît dès qu’une notion liée au IIIe Reich, aux nazis ou à l’extermination des juifs est avancée. Avec ce « point Godwin », le débat devient passionnel. L’ambiguïté « zemmouriène », c’est qu’il est toujours dans le discours descriptif, il ne propose jamais rien. Cela énerve bon nombre de ses interlocuteurs, comme ce journaliste qui demande donc « Mais alors que suggérez-vous de faire ? Déporter cinq millions de musulmans français ? ». Et là, Zemmour prend un registre descriptif : « Je sais, c’est irréaliste mais l’Histoire est surprenante ». Il ne dit donc pas que c’est ce qu’il veut.
Mais la polémique est là…
Avec ce « point Godwin », on est en train d’attaquer Zemmour du mauvais côté de l’affaire. Ce qui me dérange le plus chez lui, c’est qu’il amalgame constamment les musulmans, qui n’auraient que le coran comme code civil, qui ne seraient pas intégrables, pas assimilables. Il ne fait aucune nuance ! Il a cette conception que les nations sont mues par une volonté d’assimilation et de construction, auxquelles la France aurait renoncé. De là son titre « Le suicide français ». Cela me parait un postulat d’implémentation d’une volonté de l' »intelligent design » : on implante une volonté dans un processus pour prouver que cela a du sens. Or, l’Histoire ce n’est pas ça. Aucune nation n’est le fruit d’une volonté millénaire, tout comme aucune nation n’est éternelle.
En mettant tous les musulmans dans le même sac, fait-il de l’incitation à la haine raciale, à la discrimination ?
Là est l’ambiguïté. La bible des experts de la liberté d’expression, c’est l’arrêt Handyside : vous avez le droit de dire tout ce que vous voulez, en ce compris de choquer, de déranger et blesser. Mais il existe une limite qui a été théorisée, notamment par la loi Moureaux et la loi anti-discrimination, c’est l’incitation à la haine et à la discrimination. Lorsque Zemmour amalgame les musulmans comme un groupe, il fait surtout preuve de stupidité. S’il en restait là, ce ne serait pas suffisant pour le condamner. Mais il répète ce propos. Avec la liberté d’expression, tout est une question de contexte et de jugement a posteriori. L’esprit de notre démocratie sur la liberté d’expression, c’est de ne pas faire de censure a priori, pour ne pas se laisser prendre par le fruit de sa propre passion. Ensuite, il faut laisser un certain pouvoir au juge. C’est lui qui va analyser le contexte.
Le contrat de Zemmour avec iTélé n’a pas été renouvelé suite à la polémique. Marine Le Pen parle de « censure ». Est-ce de la censure de la part de cette chaine privée ?
La liberté d’expression nous protège des interventions de l’Etat. Mais tout prestataire privé a le droit de se séparer d’un employé, d’un collaborateur. La liberté d’expression ne nous protège pas de la conséquence de nos actes. Dans ce cas-ci, je trouve cela dommage parce que, sur iTélé, ce n’était pas une tribune. Il était confronté à Nicolas Doménach, avec des échanges vifs, de fond. Des individus comme Zemmour pratiquent l’amalgame en présentant des chiffres de manière manipulée, il faut donc les placer face à des opposants, lors de débats. Mais la décision d’iTélé est tout à fait légale. La liberté d’expression, c’est aussi le droit de ne pas relayer certaines idées.
Une telle décision ne renforce-t-elle pas l’individu en question ?
Stratégiquement, cela le renforce. Zemmour n’est pas un politique, c’est très difficile de trouver chez lui quelque chose qui ressemble à une proposition. Il prend sa casquette de journaliste et s’arrête au constat, en sachant très bien que, sur base de ses questions, si quelqu’un cherche une réponse, il va plutôt aller voir du côté du Front national. Ce personnage a été construit médiatiquement. Ses années chez Laurent Ruquier, sur France 2, en ont fait une sorte de pensée contestataire que beaucoup de gens ont pu prendre pour eux, parce qu’elle est populaire, opposée aux élites.
Lui interdire de parler lui permet donc de se présenter en victime ?
La situation actuelle le martyrise, en fait une sorte de « bouc-émissaire victimaire de la société ». Chez Zemmour, il y a un petit danger de « dieudonnisation ». Ils ont en commun une diatribe anti-système et un positionnement qui est de dire « on veut me bâillonner alors que je dis la vérité et les systèmes politique et médiatique sont de concert pour m’empêcher de parler ». Zemmour a les pieds sur la ligne jaune. Il peut choisir de faire attention et de revenir en arrière ou alors il entre dans une espèce de solitude qui va le mener dans la surenchère. Cette voie est celle choisie par Dieudonné : il répond à son public qui attend un peu d’antisémitisme larvé. Si Zemmour prend cette voie, on ne saura plus forcément le rattraper, car il voudra satisfaire l’attente de son audience.
Le FN le défend très fort.
Cette polémique est du pain béni pour tous les partis. Pour le FN, il représente un intellectuel qui est tellement anti-système qu’il plait à tout ce que la France peut compter de frustration, d’incompréhension du monde. Le philosophe Michel Onfray a aussi justement signalé qu’il rend aussi service à la gauche, qui a besoin d’un ennemi pour s’affirmer. Les « zemmourisations » permettent de se redonner une virginité :« Regardez comme il est à droite et comme nous sommes l’antithèse de gauche ». Il plait aussi à une frange de la droite française, qui est très « zemmouro-compatible » et qui surfe sur un certain populisme ambiant. Le « vrai suicide français », c’est que les bouquins de Zemmour et de Trierweiler soient les deux plus vendus de l’année ! Malheureusement, en France, c’est très difficile de mener un débat aujourd’hui.
Justement, comment peut-on aborder sereinement le débat de la cohabitation de cultures différentes dans la société ?
En sortant du syndrome des agendas cachés. Zemmour pense sincèrement que des populations musulmanes ont pour projet de refuser toute assimilation, toute intégration et, un jour, d’imposer la charia au monde entier. De l’autre côté, des populations allochtones ont une peur de disparation. Ils craignent que la majorité veuille les faire taire, en les faisant disparaître culturellement, en leur faisant renoncer à leurs signes identitaires. Chaque signe d’un agenda caché renforce l’autre, chaque crispation donne raison à ceux d’en face.
Comment sortir de ce cercle vicieux ?
Il y a plusieurs choses à faire mais je vais prendre un exemple adapté à notre pays. Je suis un des militants pour le remplacement, dès que possible, des cours de morale et de religion par un cours commun d’histoire des religions et de philosophie. Nous divisons nos enfants entre eux selon leurs convictions ou celles de leurs parents pendant le seul cours où ils pourraient échanger là-dessus. Si, à 18 ans, chaque jeune savait ce qu’est le Yom Kippour, l’évangile, les cinq piliers de l’islam, les principaux piliers philosophiques, avec un décentrement sur la manière de voir l’autre, je pense que les musulmans, les juifs, les laïcs arrêteraient de se considérer victimes de toutes les situations. A moins d’être tombé sur un prof génial, on arrive à 18-20 ans avec une méconnaissance de l’autre qui encourage le succès de cet agenda caché.
Une conseillère communale Ecolo souhaitait faire interdire la venue de Zemmour à Bruxelles ce 6 janvier. Est-ce aux politiques de décider qui peut ou ne peut pas prendre la parole ou accéder au territoire d’une ville ?
Non, sauf s’il existe un danger d’atteinte à l’ordre public. Ici, je pense qu’il ne faut pas exagérer non plus. Il serait plus intéressant de laisser Zemmour débattre avec quelqu’un que de le laisser seul avec ses contradictions. Si nécessaire, un juge peut intervenir a posteriori. Pour le débat d’idées, sa venue n’est pas une mauvaise chose. Les interdits, de manière générale, ne servent pas le débat.
Yvan Mayeur a précisé qu’il ne donnerait pas suite à cette demande. Avant cela, il affirmait « Pour moi, ce personnage n’est évidemment pas le bienvenu à Bruxelles. Notre ville est cosmopolite, antiraciste et tolérante » ? Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Cette déclaration ne résout rien. Le politique doit rester à sa place : édicter des normes et laisser le juge vérifier si les limites sont franchies. A moins d’une menace d’ordre, il ne faut pas freiner la liberté de circulation des gens. Dans le chef de Mayeur, je crois que c’est une manière de s’identifier : « Voilà ce que je suis… parce que voici ce que je ne suis pas ». Cela a toujours fait partie du jeu politique, cela montre le grand côté de démonétisation des idéologies en général et donc la nécessité d’avoir une « grande boussole du mal ».
Qu’entendez-vous par « grande boussole du mal » ?
Notre époque étant marquée par une démonétisation des idéologies religieuses et politiques, il n’y a plus de consensus du bien et du juste. On a par contre une certitude, celle de la liberté d’expression. A celle-ci est liée une autre certitude, celle de la « boussole du mal », soit tout ce qui se réfère aux nazis : leur idéologie, la Shoah, les rafles, la déportation, l’objectif d’exterminer un peuple en tant que peuple,… Le nazisme a marqué, car il a voulu et échoué à exterminer les juifs, a perdu son objectif d’être une grande puissance et a ensuite été jugé et condamné. Une grande partie du droit international et universel a été fondé sur ces faits historiques. C’est terrible à dire, mais cette boussole du mal est notre dernière certitude en termes de valeurs.
Le nazisme, c’est donc le mal absolu qui fait consensus ?
Quand on s’en approche trop près, en parlant par exemple de « déportation » d’un peuple, une alarme se déclenche en nous, pour de bonnes ou de mauvaises raisons. On pourrait imaginer la même chose pour Staline et Franco, mais il n’y a pas eu de procès dans leur cas. Si les nazis n’avaient pas perdu la guerre, aurait-on les mêmes valeurs aujourd’hui ? Quand Zemmour s’en approche, même de loin, en regrettant une France plus homogène et moins métissée ou multiculturelle, une alarme s’allume. Le succès de ces discours, comme celui des jihadistes, c’est qu’ils offrent une vision simpliste du monde, alors que ce dernier est tout sauf simple. Les problèmes et peurs des gens sont complexes, mais ils sont prêts à opter pour des réponses simples s’ils parviennent à identifier une cause. C’est rassurant de trouver des responsables à vos problèmes, car cela vous dédouane…
Dans les déclarations des politiques, des partenaires sociaux, des économistes, sur les réseaux sociaux, etc., on a l’impression est que la société se dualise. Vous faites le même constat ?
Oui, mais je ne trouve pas cela forcément mauvais. La création de la « suédoise » ou « kamikaze » (c’est selon l’approche) permet de poser de véritables choix de société. Les deux camps affirment défendre le bien commun, mais le gouvernement Michel semble avoir du mal à expliquer ou convaincre que ce qui est décidé aujourd’hui, c’est pour un mieux demain. Avoir une dette à 107% du PIB et un déficit de 3%, c’est profondément injuste pour les générations à venir. On s’endette sur la tête de nos enfants. C’est un élément qui devrait permettre d’avoir un vrai et beau débat entre gauche et droite sur le contrat social qui fonde notre société. Dans le même temps, les Belges seraient en pointe dans la fraude fiscale et sociale. Cela signifie que les gens ne font plus le lien entre ce qu’ils donnent à l’Etat et les avantages et bénéfices que celui-ci leur rétribue. Le consentement global à l’impôt est pourtant une condition pour qu’un Etat fonctionne bien et sainement.
L’essayiste français Pascal Bruckner regrette que les médias et les réseaux sociaux traquent le moindre « dérapage ». Craindre, a priori, d’être pointé du doigt ou catalogué, est-ce là aussi une forme d’atteinte à la liberté d’expression ?
Il a y certainement une prime au buzz. Dans les années 50, on fantasmait sur le fait de pouvoir largement partager son avis sur tout et n’importe quoi alors que, aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, la plupart des propos sont médiocres ou tendent à piéger l’un ou l’autre. Ce qui est inquiétant avec les technologies actuelles (smartphones et réseaux sociaux), c’est que n’importe quel propos ou acte peut être retiré de son contexte et brandi comme une preuve accusatoire. Ce qui est dérangeant, c’est qu’on ne peut pas réduire une personnalité à un seul acte, un propos, une page Facebook ou même un tweet. Pire, on néglige totalement le fait qu’une personne puisse évoluer dans ses opinions. On néglige également le droit de tout un chacun de ne pas avoir d’avis sur quelque chose. On n’est pas obligé d’avoir un avis sur Zemmour par exemple… Je pense que les médias doivent avoir une réflexion à ce sujet, mais les lecteurs aussi ! Un propos déplacé ne fait pas forcément de vous un raciste ou un antisémite, contrairement à une succession de faits et de déclarations avérées. Je suis effrayé de voir qu’on puisse briser une carrière sur une phrase ou une image.
Interview : Jonas Legge et Dorian de Meeûs
(*) « Reductio ad hitlerum », PUF, 2014.
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L’incitation à la haine n’est pas une opinion:voilà ce qui est reproché à Eric Zemmour.Or la banalisation des messages de haine met en danger la démocratie : voilà pourquoi j’ai bien volontiers signé la pétition d’Hapsatou Sy.Eric Zemmour s’est fait une spécialité dans l’attaque frontale de la diversité humaine de la France en suivant servilement ses devanciers d’extrème-droite de l’entre deux-guerres.François Morel et Nabilla,chacun dans son style,ont répondu avec beaucoup d’esprit à cette énième provocation qui suscite l’indignation.A l’évidence cet Eric Zemmour ne se rend plus compte qu’il s’est aventuré sur une pente de plus en plus dangereuse,celle de la délinquance.