Billet radio pour la Première (RTBF), 30 novembre 2010 – Ecoutez le podcast
Comme pour l’Église et ses affaires de mœurs hier, le monde du travail serait en train de faire tomber aujourd’hui un tabou qui, peu à peu, délivre – et délie – les langues du silence dans lequel la honte les enferme ? La médiatisation de l’affaire de cet employé de la Ville de Gand, qui se serait suicidé suite aux harcèlements de ses collègues, mais qui fait déjà l’objet d’une instruction judiciaire, sort juste après les révélations visant deux ouvriers d’une entreprise wallonne dénonçant, des années après les faits, des humiliations quotidiennes.
Il y a quelque chose de frissonnant dans l’idée que, à côté de gens partant travailler le cœur léger et le cheveu au vent, d’autres se traînent au turbin la peur au ventre et cachent cette peur – même à leur conjoint. Des travailleurs pour lesquels, au quotidien, l’enfer c’est les autres, pour reprendre cette célèbre formule de la pièce Huis clos de Jean-Paul Sartre mettant en scène trois individus condamnés à se subir pour l’éternité.
L’affaire de Gand concerne un service public, l’autre une entreprise, ce qui prouve qu’on aurait tort d’idéologiser le débat. Le harcèlement au travail n’est pas une question de système économique mais de comportement humain ; celle de l’horreur ordinaire assénée au travailleur non par l’entreprise, mais par ses supérieurs ou ses collègues. Pour certains, le monde du travail est une cour de récré, un univers insupportable où le fort fait payer le faible, ou le groupe se ligue courageusement contre un bouc émissaire, et où le caractère collectif réduit le sentiment de transgression et donc de culpabilité. En effet : quand on s’acharne à plusieurs sur quelqu’un, on a moins l’impression de commettre une infraction ou quelque chose de grave que si on est seul face à sa victime ; les normes s’estompent dans le feu de l’action parce que le cadre collectif, même temporaire, l’accepte. Un grand désinhibiteur, le groupe : combien d’émulations de ce type n’ont-elles pas ainsi jeté sur les sentiers du crime des individus qui, seuls, n’auraient peut-être pas fait de mal à une mouche ?
Il ne faut donc pas prendre ces affaires à la légère. Le monde du travail est devenu le lieu prépondérant de la vie en société : c’est là qu’on passe le plus de temps, c’est là souvent qu’on rencontre son conjoint… Il faut bien constater qu’il y a quelque chose qui ne marche pas quand des travailleurs harcèlent et humilient un collègue, et que celui-ci n’ose pas parler. Et ce quelque chose ne s’arrangera pas avec des procédures. La vraie question posée ici est le respect des droits de l’homme par les citoyens eux-mêmes ; on a tendance à considérer que les droits humains ça ne concerne que les obligations de l’État vis-à-vis du citoyen. Or, dans une société où tout le monde revendique des droits mais personne n’ose plus parler de devoirs, il semble nécessaire de le rappeler : tous les droits de l’homme sont assortis du devoir minimal pour chacun de respecter ces droits quand ils ont les autres comme titulaires. Lorsqu’on aura listé tous les dysfonctionnements et petites lâchetés des hiérarchies en présence, on en reviendra à cette évidence : le respect dû à l’autre, ça ne dépend pas de l’État ou de l’employeur, mais de nous-mêmes. C’est le bon usage de notre liberté, y compris de notre liberté de nuire, qui est la première définition de nous-mêmes – comme l’existentialiste Sartre aurait pu l’écrire.
Car on ne peut échapper à l’autre, aujourd’hui. Le monde est devenu trop petit pour l’ermite, et ressemble de plus en plus à l’enfer de Sartre, scène unique dont on ne peut s’échapper. Nous sommes condamnés à nous supporter, comme les personnages de Huis Clos, pièce qui ne se conclut d’ailleurs pas par « l’enfer c’est les autres » mais par trois petits mots, plus lapidaires encore :
« Eh bien, continuons ».
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Bien vu, bien dit: chouette d’avoir joint cet extrait de Sarte que l’actualité relevée par toi dément: non, il ne nous est pas toujours possible de briser le cercle de notre éventuel enfer comme en témoigne ces faits d’harcèlement. Sartre himself ne s’est-il pas enfermé dans un cercle idéologique pro-stalinien qui l’a coupé de son ami Camus??
par ailleurs, je t’ai connu mieux inspiré que par ce poncif de triste usage: « dans une société où tout le monde revendique des droits mais personne n’ose plus parler de devoirs »…allons Papy ronchon, pas toi quand même!!! quand bien même l’idée finale me paraît tout à fait recevable…
cordialement
Christian