Billet radio pour la Première (RTBF), 27 mars 2012 – Ecoutez le podcast
A chaque fois que l’on a affaire à un tueur de masse, le même débat ressurgit : a-t-il agi parce qu’il est fou ou par conviction ? S’agit-il d’un dangereux psychopathe ou d’un dangereux convaincu ? Bref, l’ennemi est-il un prédateur solitaire ou un illuminé franchisé ?
En creux, se pose la question de savoir s’il y a des idéologies intrinsèquement plus dangereuses que d’autres – suivez mon regard. Il suffit pourtant de jeter un œil au palmarès des derniers tueurs en série pour voir que leurs motivations sont très variées ; sans remonter trop loin, rappelons qu’Anders Breivik, le blond Norvégien qui a assassiné 77 personnes, se posait comme croisé chrétien contre l’invasion musulmane et multiculturelle. Prises isolément et littéralement, en réalité, la plupart des idéologies sont « violentes » puisqu’elles charrient une conception du monde cohérente, une totalité, une visée universelle. Les régimes communistes et fascistes ne toléraient aucune expression contraire, car l’expression d’idées subversives était source de danger. Idem pour l’ensemble des religions dans leur message de base, dont les textes regorgent de condamnations diverses et variées des autres croyants et surtout – oh horreur ! – des apostats. Pourtant, rappelons qu’il y a des fous qui n’ont besoin d’aucune idéologie pour tuer – songeons aux tueries des campus américains, comme Columbine ; et surtout, naturellement, rappelons que des millions de personnes vivent leur religion ou leur conviction sans avoir à tuer personne.
Au fond, il y a danger dans toute idéologie qui fonctionne en vase clos et qui offre des aspérités pour attirer et enfermer des profils psychopathes fragiles qui y puiseront la légitimité et la désinhibition pour accomplir leurs crimes. Tout est là : dans les conditions que nous créons pour que les individus et les idées se mélangent, ou dans la résignation à ce que humains vivent en chiens de faïence les uns en face des autres. L’intelligence est mouvement, dynamisme, et donc tolérance. Le totalitarisme est statique, conservateur, dogmatique et n’admet pas l’expression de l’autre. Tout comme les personnalités humaines se construisent en opposition à quelque chose, de même en va-t-il des idées, qui ne sont jamais « pures », qui se contaminent les unes et les autres en permanence. Nietzsche disait qu’on ne devrait pas dire « je pense », comme si on était maître en permanence de ce qui nous passe par la tête ; on devrait plutôt dire « ça pense », car chacun de nous est constamment le carrefour mouvant entre les idées, réflexions et émotions qui nous entourent – il y a là un débat vertigineux à lancer sur le cadre réel de ce que nous aimons nommer notre « liberté de penser ».
Car il n’existe pas de connaissance a priori : nos principales idéologies politiques ont dû composer avec la confrontation aux faits, et la plupart des pratiquants des religions les vivent dans une acception moderne, interprétée aux lumières des valeurs que les hommes ont construites pour vivre ensemble – les droits de l’homme en premier lieu – car le vécu littéral est impossible sans se couper du monde. C’est contre ce métissage perpétuel, et pourtant inexorable, que les intégristes de tout poil se dresseront toujours, en instrumentalisant l’idéologie qu’ils ont choisie comme enfermement mental. Chaque idéologie prétendant à la totalité et à une forme de pureté, en particulier lorsqu’elle se caractérise par le fait de désigner l’autre comme impur, constitue un vivier pour des personnalités fragiles, frustrées en manque de repères, qui saisiront un jour l’occasion de prendre une revanche en imposant à une société plurielle et décadente une totalité particulière, pure et brute.
Bref, c’est un peu comme pour les personnes, les marchandises, les capitaux : les idées, c’est quelque chose qui doit circuler, se confronter, se mélanger. Il n’y rien de plus facile que de fermenter ses propres certitudes. La responsabilité de la société n’est donc pas seulement de surveiller les extrémistes de tout poil qui pourraient basculer ; elle est aussi de provoquer le métissage et de combattre les fermentations, pour que la matière grise circule, que la connaissance de l’autre se confonde avec son respect, que le doute soit valorisé davantage que les certitudes. Cela demandera de parler des ghettos urbains, de nos politiques d’intégration inexistantes, de nos écoles philosophiquement cloisonnées, de notre marché de l’emploi sans espoir pour la jeunesse urbaine – bref de nos sociétés sclérosées où l’identité devient au mieux le refuge de celui qui ne trouve pas sa place, au pire l’alibi du psychopathe.
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