Billet radio pour la Première (RTBF), 8 janvier 2013 – Ecoutez le podcast
La saga Depardieu prêtait à rire jusqu’à ce que l’acteur se jette dans les bras de Vladimir Poutine. On souriait encore gentiment quand on voyait le bourgmestre de Néchin se déguiser en Astérix pour accueillir la star et ridiculiser la Belgique. On ne rigole plus du tout quand on entend l’acteur se vanter de son passeport, qualifier la Russie de « grande démocratie » et humilier la France. Que Gérard Depardieu ne trouve pas le temps de compulser les rapports d’Amnesty International passe encore. Mais comment aurait-il pu manquer le procès des Pussy Riot condamnées à deux ans de camp pour une prière anti-Poutine ? Comment n’aurait-il pas pu avoir entendu parler au moins une fois d’Anna Politkovskaïa ?
Ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est le poids que peuvent avoir la parole et les actes de quelqu’un qui a pour lui sa notoriété, son talent mais qui vit visiblement sur une autre planète. Le succès, le talent, l’argent tout cela ne rend pas sage et éveillé, tout cela ne fait pas de nous des gens meilleurs. Là, il y a un vrai débat : le talent artistique ne suffit pas à fonder une éthique. Plusieurs exemples célèbres et parfois bien plus dramatiques qu’un exil fiscal parsèment l’histoire – songeons au nombre d’écrivains, de chanteurs ou de dessinateurs qui se sont montrés plus que dociles durant l’occupation. On peut être un artiste de génie et être humainement un assez pauvre type.
Comment est-ce possible ? Comment peut-on avoir le génie d’incarner des rôles débordant de sensibilité et ne pas en avoir lorsque l’injustice est manifeste ? Comment peut-on écrire des lignes d’une beauté stupéfiante en étant si moche à l’intérieur de soi ? Comment peut-on refléter la beauté du monde sans en faire partie ? Ce genre d’affaire n’est pas seulement une question d’argent : elles vont à contre-courant d’un sentiment humain très fort qui est que l’art doit nous rendre meilleurs, nous traduire la beauté du monde, et que la bienveillance et la générosité doivent aller de pair avec toute démarche artistique. Au plus profond de nous, on voudrait que le talent rime avec l’éthique, les valeurs. Et telle est bien notre erreur.
L’explication est sans doute que le talent n’est pas un état, n’est pas un donné : c’est une disposition, c’est un moment. C’est une partie de vous qui vous permettra, à un moment donné, à force de travail et dans des circonstances précises, d’apporter à d’autres du bonheur ou de l’inspiration. Bref c’est aussi une question de circonstance et de chance. C’est une chance pour les intéressés que ce qui apporte gloire et richesse aujourd’hui c’est de savoir donner la réplique devant une caméra, taper dans un ballon ou conduire une F1. Mais c’est aussi un contexte contingent qui fait que leur succès provient aussi des attentes et des besoins d’une époque, et pas de leur seul talent. Les artistes, les sportifs, les people qui utilisent leur talent et leur notoriété pour dire et faire n’importe quoi trahissent cette part de contingence, de circonstance et de hasard. Mais ce faisant ils confirment qu’ils sont hommes et femmes comme chacun, perclus de doutes et de faiblesses. Et ils invitent à différencier un homme et une prestation, un artiste et une œuvre.
Car c’est d’abord chez le public que le problème se pose. A l’heure où les idéologies s’effondrent, à l’heure où toutes les opinions se valent, nous cherchons des substituts moraux à nos guides perdus. Les stars, inconsciemment, nous paraissent pouvoir être ceux-là, parce que nous sommes imbibés d’un bon vieux principe calviniste : la réussite matérielle est un signe divin, une récompense immanente, et si elle se double d’une réussite artistique supposée incarner du sens, alors ceux qui la portent se voient dotés d’une aura irrésistible. Or cela est vain et trompeur : nos stars sont stars grâce à nous, nos attentes, nos goûts et nos rêves. Ils n’ont pas été élus, ils sont les supports momentanés de nos envies de s’échapper au mieux, de nos psychoses au pire. Si un secteur entier de presse de caniveau spécialisée a pu naître sur les turpitudes de quelques privilégiés, ce n’est pas par hasard.
L’artiste peut donc se voir dépassé par son œuvre, et c’est très bien ainsi. Personne n’est ni génial ni moral en permanence, encore moins en même temps, et sans doute ne faut-il pas le demander. Stars ou non, ce que nous avons tous au mieux pour offrir de la beauté au monde c’est du travail, de la sueur, du talent et un peu de chance pour que l’ensemble corresponde à un besoin, à une époque. La chance des stars est que, au bout du compte, ce sont ces moments, ces œuvres qu’on retiendra, bien plus que leurs petites personnes. Malgré son exil pathétique, Depardieu restera le paumé touchant des Valseuses pour les uns, Cyrano pour les autres, tout comme Bardot restera la bimbo déhanchée de Et Dieu créa la femme ou la muse envoûtante d’un Gainsbourg. A nous de nous souvenir d’eux tels qu’ils furent lorsque la grâce les a touchés, et non lorsque, broyés par leur succès, ils oublient qu’ils ne sont que des humains ballottés dans le flux du monde.
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Les stars sont des marchandises, société du spectacle oblige. Société du spectacle oblige, le public prend l’image pour un être humain. On peut se demander aussi à quel point ces personnes, les « stars », sont intoxiquées par leur « image », si elles arrivent encore à distinguer, si un jour elles l’ont fait, leur personne de la marchandise qu’elles sont devenues. Il est finalement normal que dans le monde de la marchandise, une marchandise crée l’émoi chez les consommateurs. Mais humainement, ça n’a aucun intérêt.
http://crayons.eklablog.com voir article « par toutatis »
j’ai toujours pensé qu’avoir le « culte de la personnalité » de personnes charismatiques nous empêche de découvrir nos propres qualités, voire les inhiber…Je fais mon travail sans chercher la reconnaissance des autres, sans me sentir investi de privilèges « divins » mais en gardant l’harmonie entre mon plaisir d’être utile et le bonheur de me sentir meilleurs qu’hier. Merci, cher François, de nous rappeler que nous n’avons pas besoin de nous identifier à nos « modèles »; juste ressentir l’émotion et puis…oublier.
On s’en fout de Depardieu mais il il fait le buzz …C’est l’air du temps : cela s’inspire et s’expire en quelques secondes…Il vaut mieux faire silence …et respirer par le nez (au moins la bouche est fermée !)
Merci, François pour ce lumineux et touchant « propos » à la hauteur du philosophe radical Alain (qui finira pourtant dans la collaboration…comme quoi, la finesse d’esprit et l’alacrité des propos ne préserves pas plus de l’abject !).
A ton questionnement sur le paradoxe ( talent/ comportements ), tu trouveras aussi des éléments de réponse dans une interview de Michel Bousquet : » J’oublie facilement l’être que je suis pour devenir l’objet humain de ce que porte l’auteur » « j’aime le théatre parce que ce sont l’auteur et le personnage qui commandent: soi n’a aucun intérêt. » « Servir et ne pas se servir:voilà ma vision de ce métier » Q. Comment vit-on avec tous ces personnages que vous avez été? »on les oublies. On s’en débarasse.On les mets en mode pause »…M.Bouquet souligne pourtant : « l’instinct, ce que l’on est jouent cependant un rôle infiniment plus important au cinéma. »
Restent, de Depardieu, au-dela de ses frasques, ses films mais aussi, Renoirs, avec Michel Bouquet..bonne séance !
Christian : vous avez raison : les acteurs ne sont que des interprêtes, ils sont au service d’un texte, d’un auteur …Tel quel, ils ne créent pas…mais c’est eux qu’on voit dans notre société de l’image et de l’instant…un bon acteur ne fera jamais un bon film avec un mauvais scenario, un mauvais réalisateur…et quand on a la conjonction d’un bon scenario, d’un bon acteur et d’un bon realisateur, on a un bon film…La meilleure preuve : les Asterix avec Depardieu…un seul reste (mais ce n’est pas nécessairement un chef d’oeuvre!)…
Cherchez le film !…voir la filmographie de W. ALLEN
Votre écriture, François, reste marquée d’une magnifique plume…
Depardieu a dit de lui-même qu’Il était une ordure. Pourquoi êtes-vous une ordure, Gérard? Parce que je fais ce métier.
Un homme qui a un certains sens de l’auto-dérision ne peut être complètement dépourvu de sensibilité et d’intelligence. Pour le reste, l’acteur propose, le public dispose. En ce sens on ne peut le tenir responsable du buzz médiatique qu’il suscite. Il n’est qu’un révélateur. Moi, ça me fait marrer tous ces donneurs de leçons qui s’acharnent sur lui en ce moment. Au final, ça me le rend plutôt sympathique.