La fin de l’ère industrielle est remise à une date ultérieure

Billet radio pour la Première (RTBF), 29 janvier 2013 – Ecoutez le podcast

arcelormittalLes catastrophes industrielles suivent un cycle qui nous devient familier : les mêmes annonces choquantes, puis les mêmes cris de scandale, puis les mêmes plateaux télé, les mêmes discours convenus, les mêmes viriles réactions syndicales et politiques contrastant avec la manifeste impuissance de ces acteurs à faire plier une machine industrielle, bref le même raccrochement incantatoire au combat comme à une bouée improbable.

Et surtout in fine la même question lancinante : ne sommes-nous pas en train de nous leurrer en tentant, depuis trente ans, de sauver à tout prix notre industrie ? Les Renault Vilvorde, les Ford Genk et la disparition progressive de l’acier wallon ne sont-ils pas les marques inéluctables d’une époque qui passe, et à laquelle on se raccroche avec le même aveuglement que l’acharnement à sauver jadis les charbonnages contre l’évidence d’un monde qui change ?

Le dossier de la sidérurgie liégeoise est certes hors normes. Il est fait d’occasions manquées, de décisions calquées sur le court terme et de manque de stratégie globale, autant d’éléments qui donnent aujourd’hui un profond sentiment de gâchis qui ne repose pas sur la seule décision récente d’Arcelor-Mittal (voir le billet éclairant de François Schreuer sur son blog paru il y a un an) ; la fin de l’acier n’a peut-être pas toujours été une fatalité, mais elle le devient sérieusement aujourd’hui. Les réactions politiques visant à renflouer le secteur, envisager les nationalisations, installer le rapport de forces face aux industriels ont hélas toutes les apparences d’un déni. Que Lakshmi Mittal soit au mieux un très mauvais stratège industriel, au pire un simple spéculateur financier, soit. Cela ne justifie pas de discourir comme si des emplois pouvaient être créés ex nihilo. Il faut pouvoir raisonner au départ de ce qui peut motiver un industriel à investir et, de ce point de vue, il y a en Belgique des problèmes structurels : croit-on vraiment qu’Arcelor Mittal ou Ford Genk s’amuseraient à fermer des usines rentables pour rire ? Au-delà des spécificités du dossier liégeois, notre pays est vu comme un paradis fiscal pour les rentiers, un enfer fiscal pour les travailleurs et une zone à risques pour les entreprises. Il faudra un jour se demander pourquoi ces méchantes grandes industries désertent un pays champion par ses prélèvements fiscaux, ses charges sociales, la taille de son administration et qui a tellement foi dans l’avenir qu’il met 541 jours à former son propre gouvernement.

Mais le climat de la Belgique et les errements stratégiques de l’époque Cockerill-Sambre ne sont pas seuls en cause. La question est européenne : sommes-nous, au-delà des contingences de terrain, en train de vivre la fin du travail industriel ? Certains le prédisent. Cela dessine un paysage dans lequel les pays occidentaux devraient se résigner à devenir des zones entièrement tournées vers les services. La foi dans l’ère postindustrielle était même, il n’y a pas si longtemps, au cœur de l’agenda européen. On se souvient de la stratégie dite « de Lisbonne » et de l’avènement de la « société de la connaissance », paradis promis de l’ère tertiaire gagné par le travail intellectuel de l’employé et non par la sueur des bras rugueux de l’ouvrier.

Or, et malgré les déconvenues actuelles de l’industrie, il apparaît de moins en moins sûr que cet horizon soit finalement plausible, ni même souhaitable. S’il est possible que nous sortions de l’ère sidérurgiste, il est peu probable, en vérité, que nous sortions de l’ère manuelle et industrielle. Non seulement le marché ne permettra pas que tout le monde puisse devenir consultant, analyste financier ou coach, mais de plus il n’est pas sûr que ces fameux emplois de la société de la connaissance soient les plus épanouissants. Dans son nouvel ouvrage Global Burn Out, le philosophe Pascal Chabot démontre que le burn out, maladie du siècle, se manifeste chez les employés le plus investis dans leur travail et qui prennent sur eux le poids de structures entières. Les métiers de services et du tertiaire nous sortent du labeur manuel mais ne nous rendent pas forcément heureux, parce qu’ils nous ouvrent vers des contrées où les compétences sont humaines, où les produits finis sont de moins en moins nombreux, bref où le travail n’a jamais de fin et ne peut entraîner de réelle satisfaction. Pascal Chabot cite l’exemple d’un employé en burn out qui s’en est sorti par un retour au travail manuel lui permettant un investissement proportionnel et satisfaisant dans le fruit de son travail.

Bref, s’il faut certes être lucide sur l’avenir de l’industrie de grande envergure en Europe, il faut également l’être sur le fait que de toute façon toute la population active n’est pas recyclable dans le secteur des services ou ce qu’on nommait il y a moins de dix ans encore « la société de la connaissance » – et que ce n’est peut-être pas souhaitable. L’avenir passe peut-être bien, paradoxalement, par la revalorisation des travaux manuels. Le travail manuel, par sa faculté de réalisation immédiate, offre un sentiment de valorisation que les métiers de services, immatériels, n’offrent pas forcément. Il manifeste que l’épanouissement de l’humain par le travail ne concerne pas seulement le cerveau de l’être humain mais aussi son corps, ses bras et ses jambes.

En réalité, la question de l’industrie et de sa survie n’est peut-être pas une question de secteur… mais de taille. Eh oui, Arnaud, contrairement à ce qu’on nous répète depuis des années, la taille ça compte. Notre époque n’est pas tant une crise des industries qu’une crise des mastodontes. Nous avons des banques qui se sont écroulées parce que trop grandes, nous avons des groupes industriels devenus tentaculaires et dont la taille permet de délocaliser comme on déplace un pion au stratego, loin des lieux concernés. En fait, c’est élémentaire : la grande taille éloigne du terrain, rend abstraites les réalités, dématérialise les enjeux, et finit par transformer le capitalisme en pure finance. Plus nos interlocuteurs sont grands, plus ils sont également lointains et moins nous avons de marges de manœuvre. Comme Mittal, ils se protègent des contingences locales parce que leur poids leur permet de s’affranchir des règles auxquelles sont soumis les autres. C’est ainsi qu’on se retrouve avec ces groupes disposant d’ingénieurs fiscaux leur permettant de ne pas payer un seul euro d’impôt de société, ce qui enrage légitimement le premier indépendant venu.

En conséquence, si la priorité devient l’emploi, alors la question se pose : et s’il suffisait de s’affranchir de cet étrange postulat selon lequel « plus c’est grand plus c’est solide » ? Et si nous sortions non pas de l’ère industrielle, mais de l’ère des colosses aux pieds d’argile devant lesquels nous nous prosternons avant de tenter de les brûler une fois qu’ils nous ont trahis ? Et si la solution était non dans la fin de l’industrie et le repli vers le tertiaire, mais simplement dans l’entreprise, manufacturière ou intellectuelle de petite taille ? Non dans le soutien aveugle et systématiquement déçu envers des grands groupes mais dans la création de multitudes de petites entreprises ? Un mouvement de fond est en train d’émerger sur ce genre d’initiatives. Ainsi, le réseau BALLE (Business Alliance for Local Living Economies) promeut l’économie locale, plus proche du consommateur, moins délocalisable. Il se base sur le constat que les petites entreprises sont souvent plus productives et plus performantes que les grosses, et que si des moyens publics devaient être placés dans l’économie, ce devrait être drastiquement dans les nouvelles initiatives et non les grands groupes que la mondialisation a rendus trop perméables aux fluctuations.

Ce n’est pas si naïf que cela pourrait en avoir l’air, même d’un point de vue strictement capitaliste. Ce retour à des entreprises et industries à taille humaine est même bien plus proche du libéralisme économique d’origine que ne le sont aujourd’hui ces groupes qui ne visent le profit non pas grâce à l’activité et la création, mais par la finance et la spéculation, et deviennent dès lors de piètres stratèges industriels. Plus les groupes sont grands, plus ils se retrouvent animés par des intérêts financiers spéculatifs qui les détournent de l’outil, et moins le travailleur et son labeur ont de la valeur. Quand l’industrie se dissout dans la finance, il faut pouvoir hélas le constater : en économie c’est bien la taille qui corrompt.

Au-delà de l’énième bataille de la sidérurgie liégeoise, quelle qu’en soit l’issue, les lendemains pourraient fleurir de belles opportunités. Parmi les questions à se poser figurera donc celle-ci : Et si la bataille de l’emploi ne pouvait pas se gagner sur des rapports de forces avec des multinationales devenues plus fortes que des Etats, mais bien sur la multiplication des entreprises et donc des plans d’investissement qui le permettent ? Sortir du capitalisme financier sans jeter le libéralisme économique. Ré-échanger pour de bon la spéculation contre la création.

Cela demanderait naturellement qu’émerge un esprit d’entreprise inédit dans ce pays. Un esprit qui encouragerait les jeunes à créer leurs entreprises, qui valoriserait les métiers manuels là où ceux-ci ne constituent aujourd’hui que l’instance de relégation de notre enseignement, qui faciliterait la vie des petits entrepreneurs au lieu de les prendre à la gorge.

Autant dire, à l’échelle de ce pays, presque une nouvelle révolution industrielle.

Lire aussi:

De quoi le travail est-il le nom ?



Catégories :Chroniques Radio

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4 réponses

  1. Excellent . Serais tu intéressé par un appel commun. Je pense que mon collègue alain finet le serait aussi.
    Bien a toi
    Eric Balate
    ________________________________

  2. C’est la même leçon qui revient : osons laisser partir ce qui s’en va. C’est la meilleure manière d’être ouvert aux nouvelles opportunités et de pouvoir rebondir.

  3. Eric, FDS …pétitionnez, appelez…et après?
    Dans la vie, il n’y a pas de certitudes : c’est toujours/souvent , un rapport de force…Il nous reste la morale (peu opérante, sur le plan de l’efficacité)…mais n’est-ce pas pour cela que nous sommes des humains ? (et pas que des singes évolués)

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