Le sacrifice de Jérôme Cahuzac

Humeur – 6 avril 2013

JÉRÔME CAHUZAC VEUT RETROUVER SA PLACE Á L'ASSEMBLÉEL’art du mensonge en politique est un sujet sérieux, étudié depuis les tout débuts de la pensée politique. Il a pris un tour plus important encore depuis la Modernité, confrontée depuis son avènement à la distance irrémédiable entre peuple et gouvernants, engendrée par le deuil de la démocratie directe, ce qui a rouvert la voie royale à l’art de la rhétorique devant, en démocratie, continuer à lier les deux ensemble. On pourrait grossièrement ranger les camps en deux : les idéalistes qui pensent qu’il est possible et souhaitable de gouverner selon la vérité (en gros : les figures des Lumières) et les cyniques qui assument que le mensonge fait partie du politique, irréductiblement et invariablement ; Machiavel bien sûr, mais aussi une génération de penseurs du vingtième siècle qui assistent à la complexification du monde et au fait que le fossé qui doit séparer gouvernants et gouvernés est une fatalité dont il est vain de nier l’existence par des discours incantatoires et populistes.

Pour comprendre la crise dont l’affaire du mensonge de Jérôme Cahuzac est le nom, il faut remonter aux Lumières. Eh oui. Car c’est bien dans la philosophie des Lumières, et chez Jean-Jacques Rousseau en particulier, qu’on trouve la modernisation du souhait de gouverner par la vérité – en l’occurrence, non plus celle d’une transcendance dont un prophète ou un idéologue de génie serait l’interprète, mais celle d’une immanence encore nouvellement arrivée sur la scène politique : le peuple. La souveraineté chez Rousseau c’est la volonté générale, grâce à laquelle tous sont gouvernés par tous, sorte de démocratie directe idéale où ne subsiste pas entre gouvernants et gouvernés l’espace d’une feuille de cigarette. Le problème c’est que le peuple gouverné par lui-même, ça se révèle vite impraticable, cela revient rapidement à offrir le pouvoir à quelques idéologues proclamant parler au nom du peuple, au nom de tous, et ça vous transforme un Grand Soir euphorique d’une Révolution en petit matin sanglant d’une Terreur en un claquement de doigts. Depuis lors, la démocratie se cherche. Les citoyens ont admis qu’elle devait être indirecte, que le pouvoir devait être exercé par des représentants élus ; ils ont compris que ce mécanisme est instauré, la parole, la rhétorique et l’art de promettre deviennent des vertus politiques cardinales. L’impossibilité pratique de la démocratie directe se paie par ce deuil de la démocratie directe, donc de la vérité absolue et nue en politique. Dès le moment où un hiatus existe entre citoyens et gouvernants, ceux-ci se retrouvent emmenés dans une mécanique impitoyable dans laquelle il faut flatter, promettre, compatir pour arriver au pouvoir et s’y maintenir. Jouer avec la vérité pour maintenir la flamme. Promettre le paradis sur Terre, puisque celui de l’au-delà semble à tout le moins compromis.

Mais la Modernité, c’est aussi l’individualisation croissante des citoyens, le développement de leur esprit critique – et précisément les citoyens ne sont pas dupes. Chacun de nous ment au moins trois fois par jour, paraît-il. Les Français, comme les autres, acceptent la plupart du temps avec un flegme grégaire que leurs gouvernants leur mentent. François Mitterrand, pour ne prendre que l’exemple le plus célèbre, a menti effrontément sur son état de santé (comme Georges Pompidou), par omission sur sa situation familiale, et des deux manières sur ses amitiés sulfureuses passées. Jacques Chirac était si connu pour ses largesses avec la vérité que les Guignols n’eurent aucune peine à lui inventer son personnage de « Super-Menteur ». La plupart du temps, le mensonge est admis parce qu’il touche des aspects de vie privée, parce que sa révélation arrive fort tard ou parce qu’il paraît minime au regard du prestige de l’homme. Mais surtout, le mensonge « passe » la plupart du temps parce qu’il n’est pas flagrant, parce qu’il ne rompt pas l’équilibre inconsciemment admis selon lequel le mensonge à petites doses est non seulement inévitable, mais souhaitable. Ainsi, le plus couramment, il se fait par omission (« Ah oui, peuple de France, j’avais un cancer et une fille naturelle, je ne te l’avais pas dit ? »), ou est renvoyé à cette délicieuse marge grise de la subjectivité et de l’interprétation des fiats dans laquelle nous nous réfugions tous lorsque nous mentons.

La marge grise, parlons-en, puisque c’est l’éléphant au milieu de la pièce. Cela paraît gonflé de le dire aujourd’hui : le mensonge est nécessaire à la cohésion sociale, par le biais de cette marge grise qui permet de mettre du liant entre les vérités des uns et des autres, et d’éviter une confrontation perpétuelle et vaine entre conceptions différents. Dans un champ de discussion raisonnable, nous entrons dans chaque conversation avec l’idée d’écouter l’autre et de lui laisser une chance de nous convaincre. De même, en démocratie, nous évoluons avec nos propres conceptions, avec l’idée que nous devons pouvoir les remettre en question. Cela exige nécessairement un décalage entre ce que nous pensons, entendons et disons, par le simple jeu de l’évolution des conversations, donc des esprits. Nous nous sentons responsables de ce que nous disons, pas de ce que les autres comprennent. On ment un peu, beaucoup, par exagération ou par un silence, et on évite la confrontation avec ceux qui pourraient nous donner tort. Peu d’individus disposent d’un psychisme assez fort pour passer leurs journées à courir le risque de se voir contredire ; nous sélectionnons aussi notre entourage par l’évaluation intuitive des efforts qu’ils nous demanderont pour notre propre ego en se confrontant à eux. De la même manière que chacun préféra s’envoyer, fatigué, une comédie niaise plutôt qu’un film d’auteur réaliste, nous préférerons régulièrement fréquenter des gens qui ne nous remettront pas trop en cause. Sauf lorsque nous souhaitons évoluer, et donc nous mettre en danger.

Donc nous ne destinons nos mensonges qu’à un public dont nous savons qu’il les acceptera, parfois même complaisamment. Qui parmi nous ne compte pas parmi ses amis un exalté un peu mythomane, dont tout le monde sait qu’il invente une bonne moitié des aventures qu’il nous raconte, mais que vous n’allez pas chercher à confondre parce que ça fait partie de lui  et que, fondamentalement, vous préférez votre ami abîmé à l’amour ascétique de la vérité ? Ce genre d’arrangements, nous en faisons tous les jours, sans quoi nous deviendrions fous. Les hérauts de la transparence ont raison de faire parler d’eux en de si belles occasions – c’est maintenant ou jamais – mais qu’ils daignent réfléchir à se demander si un monde entièrement transparent, où personne ne ment plus jamais, ou plus personne ne feint d’exagération, sera un monde meilleur. Demandez-vous si vous vous sentirez mieux si tous ceux qui ne vous aiment pas vous le disent d’entrée, si le passant qui trouve votre coupe de cheveu affreuse ne se gêne pas pour vous le dire, si la marge qui permet de s’apprivoiser se retrouve supprimée par le besoin de vérité… Compliqué, n’est-ce pas ? Si nous trouvons une telle complaisance à nous arranger avec la vérité, c’est parce que le mensonge est aussi une histoire que nous nous racontons à nous-mêmes, à laquelle nous aimerions bien croire, ou que nous utilisons pour nous forcer à changer. C’est dans le creux de ces petites anfractuosités que se niche aussi ce qui pousse l’être humain à changer, évoluer. Telle est la clef : si être intègre c’est assumer une adéquation totale et continue entre nos dire, nos pensées et nos comportements, cela revient à refuser d’évoluer, de changer d’avis, bref de grandir et de mûrir. Le simple fait d’évoluer et de vivre en société demande une relative tolérance au mensonge, et une saine méfiance envers la transparence absolue. Exiger la transparence complète, c’est exiger que les choses ne bougent pas, restent sur un constat statique. Les délateurs exigeant la transparence absolue sont par certains aspects aussi terrifiants que les menteurs patentés.

Il faut donc prendre garde à ne pas confondre l’arbre et la foret dans ce cas d’actualité. Ce qu’il y a d’exceptionnel chez Jérôme Cahuzac, ce qui en fait un cas d’école chimiquement pur presque incomparable aux mensonges courants et constants du politique, c’est le choc spectaculaire entre ses dénégations, répétées à l’envi sur les plateaux de télévision et devant l’Assemblée nationale, et ses aveux. Il n’y aurait pas eu d’onde de choc Cahuzac sans ses aveux, qui exposent un manichéisme clair, net et qui ne peut être que condamné. Pas la plus petite nuance, pas le petit essai de noyer le poisson ou de sauver les meubles, pas d’entourloupette via l’invocation d’on ne sait quelle marge d’appréciation : non, j’ai menti, je suis dévasté par le remords, je suis un pauvre type, voilà. La marge grise n’existe plus dans le cas d’espèce, elle est annihilée par la radicalité de ses aveux et par le caractère insupportable du décalage entre le comportement couvert par le mensonge (une fraude fiscale) et la fonction du menteur (ministre du budget chargé de lutter contre la fraude). Entraîné par ses dénégations, l’aveu ne pouvait être que retentissant. Il est très rare d’assister à de tels épanchements, car l’aveu dénude la marge grise du mensonge courant. C’est psychologiquement fascinant, car mentir aussi franchement en-dehors de la zone grise, comme Cahuzac s’y est senti contraint par les révélations de Mediapart, exige une force psychique peu commune. Si la thèse de la schizophrénie est plausible, il conviendrait aussi de se demander si ce n’est pas parce qu’il a évolué depuis si longtemps dans la zone grise politico-médiatique, faite des petits mensonges courants, que Jérôme Cahuzac s’est cru intouchable. Quand on maîtrise un peu cet art de la vérité à géométrie variable, on glisse facilement dans l’idée d’impunité même lorsque le mensonge est flagrant.

Et cela est impardonnable pour le monde politique, le monde des médias, car dire « blanc » quand tout le monde voit « noir », c’est trahir cette marge grise dans laquelle nous vivons tous, et qui fait en grande partie tenir la cohésion sociale. Telle est la raison de la crise et de l’hystérisation à laquelle nous sommes en train d’assister ; le politique et le média ne sont pas habitués à des mensonges aussi éhontés, aussi clivants. Il a fallu sortir des archives Bill Clinton et Lance Armstrong pour en trouver d’autres illustrations filmées, parce qu’en général on n’avoue pas ; car avouer c’est non seulement détruire la marge grise mais c’est aussi la rendre illégitime dans toutes les autres situations. En règle générale, l’immense champ d’interprétation des situations laisse la voie libre aux rhétoriques ou aux sophistes. On peut renvoyer à l’appréciation subjective des uns et des autres ce qui constitue ou non un abus de faiblesse, et se sauver par le relativisme. On peut noyer le poisson d’une promesse de croissance s’étant avérée inexistante en invoquant les circonstances. Mais en politique, reconnaître le mensonge comme mensonge c’est déshabiller le roi, et cela est grave. Cahuzac s’est immolé par son mensonge, offrant à ses collègues, politiques, journalistes, ennemis et anciens amis l’occasion de s’offusquer avec dignité, offrant l’occasion unique de montrer du doigt ce qui constitue un mensonge en politique, un vrai, un gros, impossible à dissimuler, bien différent des petits mensonges constants qui jalonnent la vie en général, et la vie politique en particulier. Par son sacrifice involontaire, il donne l’impression de prendre sur lui l’ensemble des mensonges de son univers. La véhémence des réactions traduit que quelque chose de sacré a été profané. Mais ce quelque chose n’est pas la vérité belle et nue ; c’est le mensonge utile, courant, gris et admis, et dont l’existence va se retrouver elle aussi mise à mal par les croisés de la vérité. Une odeur de lessive flotte sur l’Hexagone, et par expérience (cf. Affaire Dutroux), on peut prédire à nos voisins qu’elle n’est pas prête de retomber.

D’où la nécessaire unanimité de la réprobation qui s’abat sur le menteur pris en flagrant délit. C’est la contrepartie nécessaire du système, le contrepoids par lequel il tient en équilibre. Pour que la marge grise puisse continuer à être tolérée, il faut que le menteur flagrant, lui, soit crucifié lorsqu’il se fait prendre. A son corps défendant, Jérôme Cahuzac s’est sacrifié pour que la marge grise de ses collègues puisse, elle, continuer à subsister. Les plus évidents bénéficiaires de cette immolation seront, sans doute, ceux qui depuis son propre marigot lui lanceront les pierres plus saillantes, comme si elles pouvaient les absoudre de leurs propres légèretés.

Le combat entre ces notables de la marge grise sentant sur eux l’haleine de la colère du peuple et les chevaliers blancs de la transparence se sentant investis d’une sainte mission ne fait sans doute que commencer. Et franchement, pour le moment, il y a de quoi hésiter à choisir un camp.

 



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5 réponses

  1. eh oui, qui parle soi disant sincère ment …monumentalement
    d’ailleurs, je te le dis amicalement:
    « Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les
    allumettes
    Parce que Messieurs quand on le laisse seul
    Le monde mental Messieurs
    N’est pas du tout brillant
    Et sitôt qu’il est seul
    Travaille arbitrairement
    S’érigeant pour soi-même
    Et soi-disant généreusement en l’honneur des travailleurs
    du bâtiment
    Un auto-monument
    Répétons-le Messsssieurs
    Quand on le laisse seul
    Le monde mental
    Il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les
    allumettes
    Parce que Messieurs quand on le laisse seul
    Le monde mental Messieurs
    N’est pas du tout brillant
    Et sitôt qu’il est seul
    Travaille arbitrairement
    S’érigeant pour soi-même
    Et soi-disant généreusement en l’honneur des travailleurs
    du bâtiment
    Un auto-monument
    Répétons-le Messsssieurs
    Quand on le laisse seul
    Le monde mental
    Ment
    Monumentalement.

    jacques prévert

  2. C’est quoi dire la vérité ? C’est quoi « la » vérité ? N’aurions nous pas chacun la nôtre ? Ce que les peuples ne peuvent plus supporter est moins le mensonge que l’injustice … nous la savons les yeux bandés dans un souci d’équité, cela nous manque … au point que telle attitude non pas le mensonge mais l’injustice, est impardonnable car insupportable !

  3. La réaction vertueuse est souvent bien plus terrifiante que l’action crapuleuse qui l’engendre. La vraie question est plutôt: l’affaire Cahuzac aurait-elle pu être révélée dans une dictature? La réponse va de soi. Qui a dit: « Tous les partis corrompus se valent. Ils vous ont tous volés, ruinés, trahis. Si vous voulez voir des scandales nouveaux empester le pays, si vous voulez être écrasés par la dictature des banksters, suivez alors, comme des moutons, les politiciens profiteurs! « … c’est le grand démocrate Léon Degrelle…

  4. Le seul aspect sur lequel je ne vous suis pas est sur la dimension sacrificielle. Cahuzac ne s’est pas sacrifié, immolé. Il s’est fait piéger. Maintenant, oui, cela le désigne comme victime sacrificielle pour le reste du monde politique.

  5. Faisons bref : Cahuzac est un fraudeur et un menteur (l’opinion publique, la presse lui pardonneraient la fraude mais pas le mensonge) :ce n’est pas qu’une victime expiatoire, et sa stigmatisation médiatique n’est pas « sacrificielle »…(c’est lui attribué trop de crédit !)…
    Je pense (ou j’espère) qu’on assiste à une fatigue de l’opinion publique : »gagner exagérément de l’argent » n’est plus « sexy », acceptable…J’ose y croire…

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