Jeudi 3 septembre 2015. L’été s’achève péniblement, un été fait d’une crise migratoire inédite. Comme ses voisins, la Belgique doit faire face à un afflux massif de demandeurs d’asile. De longue date, l’équipe du Centre fédéral Migration avait choisi ce jour-là pour présenter son nouveau nom, Myria, et son rapport migration ; rendez-vous avait été pris avec la matinale de la Première (RTBF) pour l’occasion. Tragique hasard, ce matin-là, une photographie circule : celle du petit Aylan, enfant syrien de trois ans, mort noyé sur une plage en tentant, avec ses parents, de rejoindre l’Europe. La première question de Bertrand Henne fuse : « Qui est responsable de la mort de cet enfant, François De Smet ? » Décontenancé, je bredouille une réponse impliquant les passeurs, les autorités syriennes, Daesh, l’Union européenne, la fatalité. Je repense depuis lors souvent à cette question.
La photo d’Aylan a marqué un tournant dans la perception de la crise migratoire par l’opinion publique. Certains estiment que c’est parce que ce petit garçon était habillé à l’occidentale que l’émotion fut si forte ; je pense plus simplement que c’est parce qu’il s’agissait d’un enfant. La figure de l’enfant permet l’identification et rejette tous les autres enjeux à l’arrière-plan : au-delà des divergences politiques, culturelles, religieuses, au-delà des circonvolutions sans fin sur ce qu’est une politique migratoire, qu’est-ce qui peut valoir davantage que la vie d’un enfant ? La mort d’un enfant ne tolère aucune justification. C’est pour cela que ce genre d’événement peut faire vaciller toutes les priorités, toutes les conceptions habituelles qu’une société se donne. La mort de l’enfant, plus encore que celle d’un adulte, met la société face à ses responsabilités. C’était le cas pour Aylan, c’est le cas aujourd’hui pour la petite Mawda.
Il est troublant et déchirant de se dire que, lorsque le petit Aylan est mort, la petite Mawda, elle, n’était même pas encore née. Décédée d’un tir de policiers dans des circonstances encore obscures, il paraît évident que son histoire, elle non plus, ne pourra se trouver rangée dans la litanie des faits divers. La même question qu’il y a trois ans se pose: qui est responsable de la mort de cette petite fille ? Une polémique potentiellement explosive, tant sont nombreux les acteurs concernés et les niveaux de responsabilité : le policier auteur du tir, sa hiérarchie, les passeurs qui exposent des migrants à un tel danger, les migrants adultes qui entreprennent un tel voyage, les autorités belges et européennes au nom desquelles les opérations de contrôle sont menées, la société au nom de laquelle cette politique est menée.
Sur le fond de l’affaire, la Belgique est un état de droit qui, avec ses qualités et ses défauts, reste d’un haut niveau de standards démocratiques, en particulier en matière d’indépendance de la justice et des organismes chargés de veiller aux droits fondamentaux. L’enquête est dans les mains d’un juge d’instruction et du Comité P. Il convient de leur laisser le temps et la sérénité nécessaire, malgré le caractère passionnel de l’affaire. S’agissant du volet traite et trafic d’êtres humains, Myria prendra également ses responsabilités ; je proposerai à notre conseil d’administration, lors de sa prochaine réunion, de nous constituer partie civile dans ce dossier. Même si les auteurs sont en fuite, il est important que ces faits soient poursuivis, et que les efforts soient encouragés pour lutter contre les réseaux de trafiquants. Il faudra également tirer toutes les leçons de cette affaire en matière de détection des victimes de trafic. Dans le cas d’espèce, on peut être légitimement troublé, en l’occurrence, de constater que les migrants n’ont pas été dirigés vers le statut de victime et que les auteurs présumés aient été libérés. C’est d’autant plus curieux qu’il existe une véritable expertise de lutte contre la traite et le trafic dans notre pays, développée au sein des arrondissements judiciaires traversés par l’E40 en Flandre – une expertise et des bonnes pratiques qui devraient être partagées dans tout le pays.
A ce stade, néanmoins, il y a deux enseignements dans cette affaire, dont notre société dans son ensemble ne peut faire l’économie.
La première leçon réside, justement, dans l’intensification nécessaire de la lutte contre les passeurs. Comme Myria a eu l’occasion de le démontrer dans ses rapports annuels « Traite et trafic d’êtres humains », les trafiquants exploitent la détresse des candidats migrants, non seulement en leur faisant payer des voyages périlleux à prix d’or, mais en exerçant également sur eux chantage, extorsion, rétribution « en nature », maltraitance et torture. Je me permets de le rappeler ici, alors qu’on entend parfois dans certains milieux poindre une certaine complaisance vis-à-vis des trafiquants : le trafic d’êtres humains n’est pas seulement une infraction pénale, c’est aussi une exploitation de la misère d’autrui à des fins pécuniaires qui n’a aucune justification. La Belgique est une plaque tournante de ces trafics. Le phénomène du trafic d’êtres humains est une réalité dans notre pays depuis plus de vingt ans, avec une présence avérée de réseaux kurdes depuis plus de dix ans. En dépit d’un travail important de la part des forces de police et de justice, il faudrait davantage faire des migrants des alliés de cette lutte, et intensifier les collaborations avec les victimes. Le travail à accomplir en la matière est encore énorme.
La seconde leçon concerne le respect des droits fondamentaux des étrangers, et les limites de notre politique migratoire. Voilà plusieurs années que la Belgique, comme ses voisins européens, choisit une approche « ferme mais juste » qui entend, en théorie, proposer un équilibre pesé entre droits fondamentaux et respect de la loi. La crainte du fameux appel d’air est le mantra assumé de cette politique : être doux avec les faibles – c’est-à-dire, en réalité, avec ceux que nous désignons nous-mêmes a priori comme faibles – et décourager tous les autres, en intensifiant opérations de police, libération de places en centre fermés, rigueur des procédures. Nous l’avons souvent écrit: non, on ne peut pas accuser le gouvernement d’enfreindre chaque jour les droits fondamentaux des étrangers. Oui, on peut objectivement lui reprocher de danser sur la frontière du respect de ces droits, en privilégiant en permanence une certaine idée de l’efficacité au détriment de la prudence (comme lorsqu’on choisit d’expulser des Soudanais pour éviter un mini-Calais sans vérifier suffisamment les risques de mauvais traitement en cas de retour). Or danser sur cette frontière comporte le risque que l’irréparable se produise.
En l’occurrence, personne ne pense sérieusement que le policier auteur du tir ait voulu attenter à la vie de Mawda. Pas plus que les policiers responsables de la mort de Semira Adamu, il y a bientôt 20 ans, n’avaient souhaité sa mort. Et pourtant, une nouvelle fois, le plus tragique a bien eu lieu. Faut-il vraiment le dire ? Depuis des années, nombreux sont les acteurs en droit des étrangers qui craignaient qu’une nouvelle tragédie de ce genre advienne. Parce que les messages et les mesures de fermeté ne suffisent pas à garantir les droits fondamentaux dans un contexte fortement sous pression, et qui privilégie le rapport de forces. Pourtant, pas plus que les bonnes intentions, la force ne suffit-elle à faire une bonne politique. Les faits sont têtus : ce n’est pas ma famille ou la vôtre qui se trouvait entassée dans cette camionnette, mais celle de gens qui estiment que courir ce genre de risque est nécessaire pour vivre une vie digne d’être vécue – choix que ni vous ni moi n’avons jamais eu à faire. Si un marché de trafic peut toujours prospérer sur les fruits de la guerre, de la misère ou de l’envie d’une vie meilleure, c’est principalement parce que le plus grand appel d’air reste la différence de conditions de paix, de niveaux de vie et de possibilités de réaliser ses aspirations entre les êtres humains. Cela ne peut se résoudre simplement par davantage de frontières, de police et de centres fermés, car cette course mettra par définition face-à-face des barrières sécuritaires toujours plus hautes face à des migrants toujours plus déterminés, aidés par des passeurs toujours plus cupides. Cela se résoudra entre autres par l’ouverture de davantage de canaux migratoires légaux et sécurisés, et par une action bien plus décisive sur les causes de migration. Tant que nous ne comprendrons pas que la migration fait partie de l’existence de nos sociétés, nous continuerons à en laisser une part importante aux passeurs.
François De Smet
24 mai 2018
Catégories :Articles & humeurs
D’Aylan à Mawda…
Votre écriture est précise et décrit très bien la situation et les enjeux pour la société humaine, planétaire.
Je vous félicite pour cet article excellent que je m’empresse de diffuser le plus largement possible.
Bien à vous
François van Vyve
Oui, cet article met en lumière le rôle des passeurs.,,,, Merci, bien à vous, pour cette appréciation bien équilibrée; Michel Ansay
*ATTENTION TOUJOURS ME RÉPONDRE SUR : mansaymady1@gmail.com *
*Michel Ansay* 15 rue Nestor Royer 4367 Fize-le-Marsal (Crisnée)
@FDS : comme d’hab, un texte plein d’intelligence, (donc ?) de retenue et d’équilibre…mais à quand une véritable politique d’immigration européenne ?
Merci beaucoup pour ce texte qui fait beaucoup pour notre « raison publique » !
Tant que ns. ne comprenons pas non-plus que notre pays ne peut accueillir tte. la misère du Monde d’autant plus qu’en l’ occurrence c’étaient des Kurdes, peuple Kurde qui a besoin de toutes ses composantes pr. obtenir son autonomie pour laquelle il a si valeureusement combattu avec ceux qui sont restés et non pas avec ceux qui ont déserté. Nous avons donc à faire ICI à des gens jeunes et tout à fait capables de se défendre et même attaquer ( la preuve ) qui sont ni plus ni moins que des déserteurs de leur propre cause !