Dans le creux de l’été, à l’occasion de la conclusion de l’accord de gouvernement bruxellois, une petite polémique a émergé sur une mesure prévue par l’accord de majorité : la fin de l’interdiction des signes convictionnels pour les étudiants qui était de mise dans certaines hautes écoles dépendant du réseau de la Cocof. Ecolo a rapidement mis en exergue cette mesure comme un élément important de l’accord, mettant fin à une discrimination peu justifiable, tandis que DéFI rappelait que cette mesure n’était en rien contradictoire avec le principe de laïcité de l’État qui lui est particulièrement cher.
En l’occurrence, chacun des deux partenaires a raison.
Mais les réactions enregistrées de part et d’autre témoignent combien cette question des signes convictionnels (et ne soyons pas hypocrites : on parle avant toute chose du foulard islamique) divise la société. On avait déjà pu s’en apercevoir lors de l’affaire du tract communautariste d’Ecolo en pleine campagne comparant les positions des différents partis : les sujets convictionnels sont bel et bien présents dans le débat public, que les partis politiques souhaitent en parler ou non. Et, en réalité, il se pourrait bien que c’est le refus du monde politique de trancher de telles questions, depuis des années, qui nourrit les antagonismes. A force de refuser tout débat sur l’identité, celle-ci revient par la fenêtre à chaque occasion, sous un format anecdotique ou contextuel qui en fait un sujet de crispation : foulard, fêtes religieuses, crèches de Noël, abattage, tract électoral… mais aussi migration, intégration, racisme et replis identitaires en général.
Sur la question précise des signes convictionnels, il est frappant de constater l’existence de deux courants critiques qui polarisent les positions, et au milieu duquel les positions modérées ont bien du mal à faire entendre leur voix : d’une part ceux qui défendent le port de signes religieux et convictionnels en toutes circonstances se font aisément traiter de communautaristes, au mieux naïfs face à l’islamisation de notre société et au pire fondamentalistes; d’autre part ceux qui plaident pour une laïcité claire, interdisant certaines pratiques et certains signes dans certaines circonstances, et qui se voient taxer « d’ayatollahs de la laïcité » intolérants, au mieux mettant en danger la liberté de religion, et au pire masquant des relents xénophobes.
Je pense que les uns et les autres, dans leur écrasante majorité, valent mieux que cela.
Il est frappant que nous avons là un confit de valeurs – par ailleurs assez normal en démocratie – qui pourrait se résumer comme suit : la laïcité ou la neutralité (n’entrons pas, dans l’espace limité de cet article, dans la nuance) devraient-elles être conçues comme plus importante, en certaines situations, que l’exercice des libertés individuelles ?
Je vais tenter de développer succinctement mon point de vue, tout en essayant de comprendre d’où vient cet antagonisme qu’à mon avis nous avons tort d’éluder, et que nous ferions bien de prendre au sérieux et de régler, de la manière la plus consensuelle mais aussi décisive possible. Précisément pour que ces questions identitaires ne nous empoisonnent plus la vie. Je tenterai de montrer pourquoi non seulement la laïcité est le chemin du vivre ensemble, mais aussi pourquoi elle est indissociable de la nécessaire lutte contre les discriminations, et qu’il est mortifère de les opposer.
J’ai passé ma vie professionnelle dans de très nombreux milieux différents. Je crois pouvoir dire que j’ai côtoyé à la fois la diversité bruxelloise, la précarité, mais aussi les milieux les plus privilégiés. J’ai fréquenté le monde académique, des politiques, des entrepreneurs, des indépendants et les milieux associatifs. J’ai tout autant fréquenté les associations de quartier directement impliquées avec les réalités de terrain que les salons à lambris du Bruxelles blanc et bourgeois. J’ai des amis de toutes les convictions et des relations issues de tous les milieux sociaux.
J’ai pu à maintes occasions déjà m’exprimer sur ces questions identitaires, que ce soit dans mes ouvrages, des articles ou des billets de blog. Et sur le foulard islamique, je l’avoue humblement : j’ai changé d’avis. Plusieurs fois. Parce que ce n’est pas un sujet simple et que cela ne le sera jamais. Parce que j’ai rencontré des femmes portant le foulard très différentes les unes des autres. Parce que je réalise qu’entre la foi pleine et entière et la revendication communautaire en passant par l’affirmation politique pure et simple de porter un signe précisément parce qu’on prétend vous l’interdire, il y a autant de raisons de porter un signe, et donc un foulard, que de femmes qui le portent.
Pour cette raison, dans de tels sujets, je développe une méfiance instinctive vis-à-vis de tous ceux, quels que soient leurs « camps », qui assènent des principes absolus et dénués de doute. Et je m’efforce d’écouter celles et ceux qui ont vécu, réfléchi, et dont les convictions reposent sur un trajet de vie. Le doute est le vrai prélude de l’intelligence ; je le pensais comme philosophe, et ce n’est pas parce que je fais maintenant de la politique, ce milieu où il faut pourtant avoir l’air fort et intraitable, que je vais changer de posture.
Je ne vais pas retracer tous les détours sinueux de l’évolution de ma pensée ; mais je vais tenter de ramasser l’état de ma pensée telle qu’elle est aujourd’hui. C’est une conviction réfléchie, murie par l’expérience, et non purement abstraite. C’est une conviction ferme, mais qui ne représente que mon état d’esprit d’aujourd’hui.
D’abord, réaffirmons-le : oui, la liberté est le principe de base. Oui, cette liberté implique la liberté de culte, de religion et de conviction. Mêmes des idées politiques ou religieuses que ne vous plaisent pas ou vous dérangent. Oui, la liberté de conviction et de religion inclut aussi, contrairement à une opinion répandue, le droit de la manifester en public – une religion n’est pas un hobby comme la philatélie, qui ne devrait être exercée que dans une enceinte privée. La Cour européenne des droits de l’homme a pu réaffirmer plusieurs fois cette idée que la liberté de religion inclut le droit de l’exprimer publiquement, et inclut même un certain droit à en faire la promotion (cf. arrêt Kokkinakis sur le droit au prosélytisme). La liberté est et doit rester le principe de base, et toute exception doit être dûment justifiée.
Cette liberté de religion et de conviction inclut à la fois le droit de porter des signes religieux… et le droit de critiquer ouvertement ce que ces signes représentent. C’est un point important, et qui ferait, à mon sens, largement progresser la discussion s’il était communément admis : n’est pas un abominable fondamentaliste celui qui défend le port du foulard, mais n’est pas non plus un abominable xénophobe celui qui en promeut l’interdiction dans certains lieux. Que l’on soit d’accord ou non avec cette assertion, affirmer que le voile islamique est un objet patriarcal, sexiste et rétrograde est licite, permis, constitue une critique légitime d’une religion, et ne devrait jamais en tant que tel se voir taxé de racisme.
Deuxièmement : aucune liberté n’est absolue. Aucune. Pas même le droit à la vie ne l’est (sans quoi on remettrait en cause la légitime défense et le droit à l’avortement ou à l’euthanasie par exemple). Toute liberté inclut des limites. Ces limites peuvent être justifiées par une série normes et de considérations (« nécessaires dans une société démocratique », dirait la CEDH), et peuvent notamment être justifiées par des valeurs que l’on estime supérieures, comme la sécurité, l’égalité ou le vivre-ensemble.
L’exemple-type de cette limite justifiable en la matière est, selon moi, l’interdiction du foulard intégral dans l’espace public. Bien que cette interdiction limite sans conteste une liberté fondamentale, elle est pleinement justifiée au nom du vivre-ensemble (c’est d’ailleurs le seul argument pour lequel la Cour européenne des droits de l’homme cautionne cette interdiction : ni l’égalité entre hommes et femmes ou la dignité de la femme n’avaient été retenues), parce qu’une société où l’on accepterait que les individus puissent se croiser en rue sans même pouvoir se regarder dans les yeux, sans même échanger « l’épiphanie », l’exposition de la vulnérabilité et donc l’appel à l’éthique que représente le visage, au sens du philosophe Emmanuel Levinas, est une société qui à terme devient sclérosée, dangereuse en termes de respect de droits humains. Un foulard intégral n’est pas un symbole neutre, il ne concerne pas que l’intéressée : il veut dire « je ne veux rien avoir à faire avec toi, membre de la société différent de moi ». La société peut légitimement voir ce genre d’objet comme une menace sérieuse contre sa cohésion, et donc le combattre. C’est un point essentiel sur lequel je souhaite insister, parce qu’il cristallise, je pense, les désaccords entre promoteurs des droits humains sur cette question : le vivre-ensemble ne concerne pas seulement les droits des uns et des autres hic et nunc : il concerne aussi la vision de la société à venir. En l’occurrence, c’est la crainte légitime d’une société communautarisée et sclérosée qui peut l’emporter sur la liberté individuelle de religion autorisant le voile intégral.
Troisièmement, et cela permet d’illustrer, mutatis mutandis, une difficulté récurrente de ce genre de débats : les signes convictionnels ne sont jamais neutres, ils sont toujours, dans un sens ou l’autre, prosélytes. Ils véhiculent toujours une vision de la société et du monde dont ils font la promotion. C’est précisément parce qu’ils sont prosélytes par nature que toutes les réglementations du style « admettons le voile mais sans visée prosélyte », comme l’a tenté la France dans les écoles avant 2004, ne tiennent jamais. Je le précise, parce qu’on ne peut pas jouer sur les deux tableaux, comme certains tentent de le faire : on ne peut pas à la fois dire du voile islamique « ce n’est qu’un vêtement, sans incidence, aussi banal qu’une casquette ou une coupe de cheveux » d’une part, et dire en même temps « ce n’est pas qu’un vêtement, il fait partie de mon identité » d’autre part. Si le foulard fait partie d’une identité, au point qu’il semble presque impossible à une jeune femme de s’en défaire temporairement, alors il constitue un message religieux et politique en soi. S’interroger sur ce message, pour une société, est donc légitime.
Quatrièmement, cela permet d’enchaîner sur une considération importante : il n’y a aucun débat valable sur les signes convictionnels sans examiner la question du contexte et des lieux. Les personnes sont-elles usagères ou actrices ? Le lieu est-il la rue, une entreprise, une école, une administration ? Ceci est capital : il n’y a aucun sens, en matière de libertés publiques, à être « pour » ou « contre » le voile ou tout autre signe de manière générale. Il faut faire l’effort de distinguer les lieux et les situations.
Concernant l’habillement, tant qu’on circule à visage découvert, je ne vois aucune limitation justifiable des signes religieux dans l’espace public. De même, même si on peut trouver l’objet rétrograde et sexiste, et comme j’ai eu largement l’occasion de le développer ailleurs, je ne vois pas sur quelle base on pourrait interdire le port du burkini sur une plage ou dans l’espace public. De même, s’agissant de l’emploi privé, je ne vois aucun motif valable pour empêcher quelqu’un de travailler avec un signe convictionnel, tant que cela ne contrevient pas aux réglementations internes de l’entreprise, et tant que celles-ci respectent les lois anti-discrimination.
En revanche, s’agissant de ces lieux particuliers que sont les écoles et les administrations, la question de la liberté fait face à celle de la neutralité et de la laïcité. Et ce légitimement. Car ce qui est en jeu n’est pas seulement un signe convictionnel, mais la nature de la relation.
Dans une école primaire ou secondaire, l’élève est présent en raison de l’obligation scolaire. Il est en général mineur. L’école est l’un des seuls lieux où la socialisation des individus peut se réaliser. Oui, cela a du sens d’y interdire le port de signes religieux et convictionnels. Parce qu’à quelques exceptions près, un jeune de 15, 16 ou 17 ans est encore en pleine construction sociale et identitaire. Parce que la meilleure garantie de succès, et de développement d’une société ouverte et tolérante, ne réside pas l’assignation dans une seule conviction ou identité, mais dans le mélange et dans la confrontation, et que cela nécessite un cadre où ces identités sont mises entre parenthèses. C’est pour cette raison que c’est à l’école que les élèves doivent pouvoir se confronter à d’autres identités, origines et religions que celles de leurs parents ; c’est pour cela que, depuis des années, et bien avant mon engagement politique, je milite pour le remplacement, en particulier dans l’enseignement officiel, des cours de morale et de religion par un cours commun de philosophie, de religion et de citoyenneté. Et c’est pour cela aussi qu’il est nécessaire que les écoles obligatoires deviennent des sanctuaires de neutralité, et qu’aucun signe convictionnel n’y soit admis pour les élèves. La neutralité, dans des sanctuaires comme l’école, ce n’est pas une restriction de libertés: c’est la garantie de la cohésion sociale et du vivre-ensemble.
A ce propos: je n’ignore pas la difficulté inhérente, en Belgique, au fait que la liberté d’enseignement inclut la possibilité de créer et de développer des réseaux confessionnels ; c’est un sujet trop large pour être abordé ici. Qu’il me soit simplement permis de souligner que l’existence de réseaux confessionnels n’empêche pas une uniformisation de la politique s’imposant aux réseaux officiels, et ne devrait certainement pas constituer un prétexte pour ne pas le faire.
Dans l’enseignement supérieur, en revanche, les usagers sont majeurs, et ne sont pas tenus d’être là. Ils sont adultes et ils sont là pour acquérir les compétences nécessaires à l’exercice d’un emploi. Je ne vois pas au nom de quoi il serait légitime, dans un tel cadre, d’interdire des signes convictionnels : les universités et les hautes écoles, contrairement à l’enseignement obligatoire et aux administrations, ne sont pas lieux où les élèves sont contraints de socialiser, et la nature de leur mission ne paraît pas de nature à justifier une telle restriction de liberté à des élèves majeures. Au contraire : il est de l’intérêt de toute la société que les hautes écoles et les universités soient aussi accessibles que possible à tous et toutes. Les universités avaient déjà réglé la question depuis longtemps. Il n’est donc que pleinement logique et conforme au principe de laïcité que les hautes écoles qui opéraient encore des restrictions ne puissent plus le faire.
Dans les administrations, nous sommes en présence du seul type d’emploi où il paraît légitime de limiter d’emblée les signes convictionnels. Une administration doit incarner la neutralité de la société. Il est normal que ses représentants n’arborent ni signe religieux, ni signe convictionnel pouvant être vu d’une manière ou d’une autre comme politique. Je n’ignore pas la récente jurisprudence Actiris sur le sujet ; mais elle me semble contestable, tant il me paraît évident que le débat se pose différemment pour les employeurs publics et pour les employeurs privés. Une administration a des devoirs de représentation de neutralité qui ne pèsent pas sur les employeurs privés.
Cinquièmement, enfin, les débats sur les signes convictionnels ne doivent pas éluder le fond du débat : les discriminations à l’emploi existent bel et bien et les premières victimes en sont les Belges d’origine étrangère. C’est un fait, et c’est une partie du débat essentielle. Replis identitaires et racisme se nourrissent mutuellement : plus certains groupes de la société s’en sentent exclus, plus ils seront incités à investir dans des identités exclusives. Il y a là un jeu de vases communicants. On aurait donc tort de se focaliser uniquement sur ces questions vestimentaires ou rituelles sans continuer à aborder de front la question de l’emploi des jeunes, en particulier d’origine étrangère. Le nouveau gouvernement bruxellois, précisément, poursuivra la lutte contre les discriminations déjà réalisée par le gouvernement précédent.
Si je tente de résumer mon point de vue :
– La liberté doit prévaloir comme principe premier : personne ne peut empêcher quiconque de s’habiller comme il le souhaite en rue tant qu’il/elle est identifiable. De même, les limitations de mise dans le monde du travail doivent se justifier par la nature du travail en question. Les étudiants de l’enseignement supérieur, de la même manière, ne devraient pas se voir poser de limitations.
– En revanche, il est légitime qu’une société se dote de sanctuaires de neutralité et de laïcité pour assurer la cohésion sociale. Les écoles de l’enseignement obligatoire et les administrations publiques devraient être des sanctuaires de neutralité et de laïcité.
– La lutte contre les discriminations, en particulier en matière d’emploi, doit être poursuivie et renforcée.
Il serait de notre intérêt à tous que ces sujets soient enfin tranchés, notamment pour qu’ils n’empoisonnent plus le débat public. Or dans notre pays, les autorités se mouillent rarement sur ces sujets. Pour les écoles secondaires, ce sont les règlements d’ordre intérieur qui régulent le port de signes religieux et convictionnels ; le monde politique laisse courageusement les directions d’écoles seules sur ce sujet, depuis des dizaines d’années. C’est injuste, inefficace, et aboutit à ce que seules certaines écoles accueillent les jeunes femmes portant le foulard. Dans les administrations, c’est du cas par cas. Ajoutons à cela les différences d’approche entre les trois régions concernant l’abattage rituel, et nous constaterons un paysage fracturé, caractérisé par une absence de courage du monde politique depuis au moins trente ans. Typiquement, le comportement des autorités a consisté à mettre en place des processus de consultation – le dernier en date, les Assises de l’interculturalité, remonte à dix ans ! – et à ne rien faire de ses conclusions. Le rapport des dernières Assises prend la poussière dans les étagères des milieux académiques et des ministères, alors que plusieurs de ces propositions constituaient pourtant des compromis inspirants et réalistes.
Il serait sage, pourtant, que ces sujets soient tranchés par les pouvoir concernés, après les consultations nécessaires. Et ce, de préférence, à bonne distance de toute campagne électorale. En ce qui me concerne, et en ce qui concerne DéFI, nos lignes sont claires. Elles ont été tenues lors des négociations bruxelloises, et nous sommes prêts à en débattre à tous les autres niveaux de pouvoir.
Si nous souhaitons éviter que l’identité revienne tel un serpent de mer comme sujet électoral, dans des conversation de marché ou sur un tract caricatural, nous devons nous en emparer une bonne fois pour toutes. Car ce qu’on fait de l’identité est un débat en soi, qui est constamment refoulé, au point que seuls les partis les plus populistes s’en emparent, hélas de manière réductrice : c’est parce qu’elle n’envoie pas de message clair sur sa propre identité que la Belgique a autant de difficultés à définir ce qu’elle attend des nouveaux arrivants et à donner aux Belges d’origine étrangère toutes les chances de réussite – chances qu’elle est tenue de leur offrir. Prenons ce débat non comme une occasion de nous diviser, mais comme une formidable opportunité de définir qui nous sommes et quel pays nous souhaitons.
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