Le rempart de notre bonne conscience

Paru dans Migrations Magazine (numéro été 2010)

Les mécanismes de protection internationale en général, et les conventions de Genève en particulier, entendent protéger les personnes se réclamant d’une persécution sur base d’une série de critères prédéfinis et, idéalement, mesurés et appliqués universellement de la même manière. Il serait possible de gloser sur l’efficacité de ces critères, sur l’absence de coordination de leur application d’un pays à l’autre, bref de leurs limites au regard de la réalité – ce que d’autres feront mieux que moi. Nonobstant cette difficile quête d’harmonisation et d’amélioration des processus, il est un aspect de cette question moins classique à traiter : le poids de la protection internationale sur la scène migratoire comme éclipsant les autres motivations de migration. Si cette prépondérance a certes des avantages indéniables, au premier rang desquels la mise en valeur de la protection de la personne humaine comme impératif premier de toute politique migratoire, elle amène également une série dommages collatéraux, en pouvant servir de voie d’instrumentalisation des politiques migratoires au détriment des migrants eux-mêmes.

La protection internationale en effet, comporte un aspect moral irréfutable : si son application est sujette à caution, son principe n’est pratiquement plus remis en cause. La protection internationale, comme motif de migration, jouit d’une considération morale acceptée et irréfutable au regard d’autres types de migration. Il s’agit pourtant là, avant tout, de la conséquence d’un développement historique et culturel. D’un point de vue strictement moral, en effet, il n’est pas plus légitime de migrer parce que l’on est menacé par le pouvoir politique de son pays que d’en migrer parce qu’on y crève de faim. Notre politique migratoire, pourtant, est habitée par ce postulat qui règne en non-dit permanent : il est normal d’octroyer un droit de séjour pour être protégé d’un pouvoir, il est discutable de l’attribuer pour un motif lié à la survie économique. Cette distorsion prend d’abord ses racines, sans doute, pour des motifs historiques : les mécanismes de protection internationale découlent en droite ligne des horreurs de la seconde guerre mondiale et du poids gigantesque que les civils ont payé à ce conflit. Dans la foulée de la reconstruction d’un ordre international nouveau, il semblait évident que les populations menacées par leur propre gouvernement puissent se prévaloir d’un droit universel à demander de l’aide dans un autre pays. Les guerres qui ont jalonné le 20ème siècle ont fait naître, en croisant cette conscience de monde en tant que monde avec cette remise à l’avant-plan de l’individu, la nécessité de garantir des droits de l’homme à tous les êtres humains indépendamment de leur nationalité ou origine. Les textes internationaux qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, dans la foulée de la création des Nations-unies, en sont le témoignage direct. Naturellement, toute la difficulté se déporte sur la manière dont les conditions exigées sont vérifiées, et sur la rigueur d’interprétation des critères. Mais un pas déterminant était malgré tout franchi : les États avaient le devoir d’accueillir des citoyens menacés dans leur pays d’origine. Cette reconnaissance d’un statut d’« inrefusable » constituait certes une avancée remarquable. Mais elle n’a été rendue nécessaire que parce que la situation d’après-guerre a rendu obligatoire un contrepoids moral à l’horreur nazie ; s’il était possible qu’un État se lance dans la quête de la suppression d’un peuple, alors il devait inévitable d’instaurer un droit pour les citoyens de pouvoir trouver secours ailleurs. L’extermination des Juifs n’est certes pas le premier massacre commis par un pays sur ses ressortissants ou sur un peuple, mais il est le premier, dans la conscience moderne, à avoir pris l’ampleur d’un génocide organisé, donc planifié dans toute sa systématicité et toute son horreur. Le régime nazi avait réussi à faire passer l’entreprise de destruction de l’humain de l’artisanat à l’industrie. Le génocide est une entreprise si énorme, si huilée et systématisée qu’il a été impossible pour la communauté des hommes de ne pas en tirer les leçons ; il est possible de fermer les yeux sur un massacre isolé, mais pas sur une entreprise de destruction systématique. Cela s’est traduit par une accélération des normes internationales tous azimuts ; cela devait aussi, forcément, se traduire par une mise hors-la-loi de la non-assistance de personne en danger au plan international.

Ensuite, derrière toute option morale, il y a aussi des réalités pratiques ; si le droit d’asile a pu connaître une grande légitimité morale, c’est aussi parce que, contrairement à tout critère économique, ses conséquences sont relativement mesurables, davantage contrôlables, et bien plus aisées à faire accepter par l’opinion publique qu’un discours assumé sur les critères économiques ne pourrait jamais l’être. Ceux-ci, en effet, sont à juste titre irrémédiablement perçus comme utilitaristes – que ce soit au profit du pays d’accueil, du pays d’origine ou du migrant lui-même – alors que la protection internationale, liée directement à l’intégrité de l’individu, ne l’est pas. Pour le dire autrement : les motifs non liés à la survie directe autorisent une marge de discussion dans laquelle s’engouffrent les arguties idéologiques (entre visions sociales, libérales, utilitaires, mondialistes…), alors qu’une telle marge de manœuvre n’existe pas sur le principe de la protection internationale (au contraire de son application et de son harmonisation, mais c’est une autre histoire). L’émergence de cette qualité de migrants légitimes va pourtant devenir l’objet d’une instrumentalisation des autorités, et offrir le coup d’envoi de nouveaux développements en matière de politique migratoire, en générant un effet pervers que ses créateurs n’auraient pas pu imaginer : en créant un profil de migrant autorisé à franchir les frontières, on délimite du même coup la catégorie des migrants à qui ce droit peut être refusé ou restreint. Le droit d’asile ne constitue pas seulement une avancée en droit des gens et en perception de la responsabilité des Etats envers les êtres humains qui frappent à leurs portes ; il s’accompagne de la consécration des Etats souverains dans la gestion des flux migratoires qui les traversent, et donc qui les composent. Le 20ème siècle aura vu la consécration d’un modèle dans lequel les hommes sont a priori supposés vivre là où ils sont nés – ce qui, jusqu’au 19ème siècle, révolution industrielle comprise, n’avait rien d’aussi évident. La sédentarisation est devenue la norme, le nomadisme l’exception. La formation des États modernes et de leurs frontières n’est au bout du compte que le point final du processus de sédentarisation humaine, dont nous ne percevons que les premiers craquements des limites intrinsèques.

Bref – et ce n’est pas le moindre des paradoxes – la consécration de la protection internationale s’est accompagnée de la définition de la migration illégitime. Il convient naturellement de voir les choses en termes dialectiques : c’est en creux le débat sur les motivations des migrants, au-delà de leurs droits, qui se met en place, et cela devait se faire par la délimitation et la sanctification préalable de ce qui est non-négociable. L’erreur serait de s’arrêter là, et de prendre les acquis de cette sanctification comme seuls Alpha et Omega de la politique de migration. La question des autres motivations de migration, à l’avenir, se déploiera donc avec d’autant plus de netteté et d’efficacité qu’elle sera isolée de celle, toujours urgente et non-négociable, de la protection dont les personnes en danger doivent pouvoir se prévaloir. Cette clarification des enjeux bénéficiera à tous les migrants, quelles que soient les étiquettes qu’ils revendiquent… ou dont on les accole.



Catégories :Articles & humeurs

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