La roulette russe

Chronique pour l’Echo, 10 juillet 2018

Ce soir, la Belgique et la France se disputeront une place en finale de la Coupe du Monde. Les âmes les plus sensibles, au-delà du choix du vainqueur, espèrent secrètement deux choses : que le marquoir n’affiche pas un score-fleuve (pour ne pas envenimer les relations entre deux pays voisins) et que le résultat ne dépende pas de cette étrange loterie que représentent les tirs au but.

Lors de cette Coupe du Monde ont déjà eu lieu quatre séances de tirs au but. Cette épreuve est un stress-test redoutable pour une équipe et pour ses supporters. Pour les tireurs et les gardiens, c’est un face-à-face sous forme de duel au pistolet. Avec une pression cruelle : comme la norme est que le ballon aille au fond, le seul véritable héros de l’exercice est le gardien qui arrête le tir, non le joueur qui parvient à l’inscrire. Alors, inversément, que le joueur qui manque son coup est condamné à revivre l’instant tourner en boucle dans son esprit des années, comme le tir manqué de Roberto Baggio en finale de Coupe du Monde 1994, qui offrit la victoire au Brésil.

La séance de tirs au but, c’est l’un de ces moments où ce sport collectif qu’est le football redevient un duel. Mais c’est aussi la quintessence de l’injustice qui peut parfois être celle de ce sport.

Dans Philosophie Magazine, le philosophe français Pierre-Henri Tavoillot expliquait dernièrement que « le foot témoigne en réalité de notre amour secret pour l’injustice. On veut du tragique pour pouvoir refaire le match pendant et après le coup de sifflet final ». Les tirs au but, peut-on ajouter, constituent le paroxysme de cette injustice, comme s’il fallait tirer à pile ou face ; ce sont des matchs qu’on peut « moins » refaire dans le carrousel des émotions, après-coup, et ils sont in fine frustrants pour tout le monde.

Nous aimons secrètement les coups du sort dont nous sommes les bénéficiaires… et aimons pouvoir blâmer ceux qui nous ont pénalisés. Pourtant, nous avons tendance à ne retenir que les injustices dont nous sommes victimes (ex : le but annulé de Wilmots face au Brésil en 2002) et à opportunément oublier celles dont nous sommes les bénéficiaires (ex : il n’aurait pas été scandaleux que ce même Brésil bénéficie d’un penalty contre nous vendredi dernier). Que la Belgique gagne ou perde ce soir, puissent ses joueurs conserver en tête qu’il y a parfois très peu de choses qui peuvent faire basculer un match, et que la chance en fait partie. De quoi trouver une utile consolation lorsqu’on perd, et une nécessaire humilité lorsqu’on gagne.



Catégories :Articles & humeurs

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